Le Prince
répondrais qu'un prince puissant et courageux saura
toujours surmonter ces difficultés, soit en faisant espérer à ses
sujets que le mal ne sera pas de longue durée, soit en leur faisant
craindre la cruauté de l'ennemi, soit en s'assurant avec prudence
de ceux qu'il jugerait trop hardis.
D'ailleurs, si l'ennemi brûle et ravage le
pays, ce doit être naturellement au moment de son arrivée,
c'est-à-dire dans le temps où les esprits sont encore tout
échauffés et disposés à la défense : le prince doit donc
s'alarmer d'autant moins dans cette circonstance, que, lorsque ces
mêmes esprits auront commencé à se refroidir, il se trouvera que le
dommage a déjà été fait et souffert, qu'il n'y a plus de remède, et
que les habitants n'en deviendront que plus attachés à leur prince
par la pensée qu'il leur est redevable de ce que leurs maisons ont
été incendiées et leurs campagnes ravagées pour sa défense. Telle
est, en effet, la nature des hommes, qu'ils s'attachent autant par
les services qu'ils rendent, que par ceux qu'ils reçoivent. Aussi,
tout bien considéré, on voit qu'il ne doit pas être difficile à un
prince prudent, assiégé dans sa ville, d'inspirer de la fermeté aux
habitants, et de les maintenir dans cette disposition tant que les
moyens de se nourrir et de se défendre ne leur manqueront pas.
Chapitre 11 Des principautés ecclésiastiques
Il reste maintenant à parler des principautés
ecclésiastiques, par rapport auxquelles il n'y a de difficultés
qu'à s'en mettre en possession. En effet, on les acquiert, ou par
la faveur de la fortune, ou par l'ascendant de la vertu ; mais
ensuite on n'a besoin, pour les conserver, ni de l'une ni de
l'autre : car les princes sont soutenus par les anciennes
institutions religieuses, dont la puissance est si grande, et la
nature est telle, qu'elle les maintienne en pouvoir, de quelque
manière qu'ils gouvernent et qu'ils se conduisent.
Ces princes seuls ont des États, et ils ne les
défendent point ; ils ont des sujets, et ils ne les gouvernent
point. Cependant leurs États, quoique non défendus, ne leur sont
pas enlevés ; et leurs sujets, quoique non gouvernés, ne s'en
mettent point en peine, et ne désirent ni ne peuvent se détacher
d'eux. Ces principautés sont donc exemptes de péril et heureuses.
Mais, comme cela tient à des causes supérieures, auxquelles
l'esprit humain ne peut s'élever, je n'en parlerai point. C'est
Dieu qui les élève et les maintient ; et l'homme qui
entreprendrait d'en discourir serait coupable de présomption et de
témérité.
Cependant, si quelqu'un demande d'où vient que
l'Église s'est élevée à tant de grandeur temporelle, et que, tandis
qu'avant Alexandre VI, et jusqu'à lui, tous ceux qui avaient
quelque puissance en Italie, et non seulement les princes, mais les
moindres barons, les moindres seigneurs, redoutaient si peu son
pouvoir, quant au temporel, elle en est maintenant venue à faire
trembler le roi de France, à le chasser d'Italie, et à ruiner les
Vénitiens ; bien que tout le monde en soit instruit, il ne me
paraît pas inutile d'en rappeler ici jusqu'à un certain point le
souvenir.
Avant que le roi de France Charles VIII vînt
en Italie, cette contrée se trouvait soumise à la domination du
pape, des Vénétiens, du roi de Naples, du duc de Milan, et des
Florentins. Chacune de ces puissances avait à s'occuper de deux
soins principaux : l'un était de mettre obstacle à ce que
quelque étranger portât ses armes dans l'Italie ; l'autre
d'empêcher qu'aucune d'entre elles agrandît ses États. Quant à ce
second point, c'était surtout au pape et aux Vénitiens qu'on devait
faire attention. Pour contenir ces derniers, il fallait que toutes
les autres puissances demeurassent unies, comme il arriva lors de
la défense de Ferrare ; et, pour ce qui regarde le pape, on se
servait des barons de Rome, qui, divisés en deux factions, à
savoir, celle des Orsini et celle des Colonna, excitaient
continuellement des tumultes, avaient toujours les armes en main,
sous les yeux mêmes du pontife, et tenaient sans cesse son pouvoir
faible et vacillant. Il y eut bien de temps en temps quelques papes
résolus et courageux, tels que Sixte IV ; mais ils ne furent
jamais ni assez habiles ni assez heureux pour se délivrer du
fâcheux embarras qu'ils avaient à souffrir. D'ailleurs, ils
trouvaient un nouvel obstacle dans la brièveté de leur règne :
car, dans un intervalle de dix ans, qui
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