Le règne des lions
fonçaient massivement, ils seraient vite débordés et décousus. Tant pis. Il mourrait dignement aux côtés de son fils. Pour la cause d’un roi. Pour l’amour d’une reine.
Un bruit de sabots foulant les feuilles mortes qui jonchaient encore le chemin attira son attention. Il venait de l’est. Les renforts. Il les laissa approcher puis s’avança lui-même à découvert pour signaler leur position. Il les ramena dans le cercle, au regret de les découvrir trop peu nombreux. Il en eût fallu le double tant l’arrière-garde du vassal d’Aliénor s’était révélée puissante. Salisbury ne laissa rien paraître de sa déception. La reine avait paré au plus pressé. Son palefroi et celui des siens avaient été chargés de heaumes et de hauberts. Il les fit distribuer en hâte, conscient que le temps leur était compté avant l’attaque. Déjà, des bruissements leur parvenaient. Les Lusignan avançaient en tenaille, leurs fantassins en première ligne pour mieux les surprendre. Salisbury prendrait donc le contre-pied. Comme son roi le lui avait appris. Surprendre. Toujours surprendre. Une fois qu’ils seraient tous habillés, il lancerait un assaut en étoile. Il fit passer le mot dans les rangs. Se rengorgea du regard satisfait de ses hommes. Il avait fait le bon choix. Combien de batailles perdues d’avance avait-il gagnées avec Henri ? Assez pour qu’il reprenne confiance. Patrice, bon dernier, gêné par sa blessure et une évidente faiblesse, ajusta son heaume. Ils étaient près. Salisbury empoigna le licol de son cheval, se mit en selle, tournant le dos à son poste. C’est à cet instant, alors qu’il levait le bras pour lancer l’offensive, qu’il accrocha le regard de son fils dans la fente. L’alerte vint trop tard.
— Derrière vous, père !
Il n’eut pas le temps de se garder de l’homme qui avait rampé jusqu’à lui pour se redresser au moment opportun. L’épieu, en le transperçant d’un bloc, le coucha sur l’encolure.
Refusant de s’en émouvoir en cet instant où l’urgence prévalait sur les sentiments, son neveu prit le commandement. Tandis que Patrice se précipitait vers son père, Guillaume le Maréchal mena ses hommes au combat. En quelques minutes, conscient que la vraie bataille les attendait en pleine lumière, il fit place nette et refoula les Lusignan hors du bois.
A la tombée du jour, dans cette lumière dorée qui étreint l’horizon en une ultime caresse, Aliénor, toujours figée à son poste, les ongles rongés d’angoisse, vit deux chevaux se détacher du bois et prendre, au pas, la route du castel. Deux chevaux. Un seul cavalier. L’autre, à en juger par l’épaisseur du flanc de la bête, avait été couché par le travers. Elle dégringola l’escalier, mille morts dans l’âme, fit relever la herse, puis exigea qu’on selle sa jument. Elle ne voulait attendre davantage. Les pieux n’avaient pas atteint le plafond de la voûte qu’elle passait dessous au grand galop.
Elle reconnut Patrice, affaissé sur sa monture, pâle. Assez pour qu’elle le comprenne blessé. Son cœur se serra. Il revenait seul. Ou presque. Car si elle ne voyait pas le visage de celui qu’il ramenait, elle reconnut sans peine cette chevelure épaisse dans laquelle tant de fois elle avait balayé ses doigts. Elle tira sur le mors, accusa le regard navré de l’orphelin, puis, refusant le hurlement qui montait de ses entrailles, récupéra le licol qu’il lui tendit.
Les funérailles de Patrick de Salisbury furent à la mesure du serment que la reine lui avait prêté. Il fut inhumé en l’église Saint-Hilaire de Poitiers et Aliénor dota largement les moines pour veiller au salut de son âme. Je revins au lendemain de la cérémonie funèbre, pour la voir s’écrouler dans mes bras et pleurer longuement sur l’injustice du destin. Si elle ne songea pas à me reprocher mon absence dans un moment où j’eusse pu prévenir, peut-être, cette fin tragique, je m’en sentis coupable. Ni Eloïn ni moi n’avions rien senti. Trop absorbées par les préparatifs du mariage, trop heureuses de retrouver Blaye, son estey, ses vignes, ses gens. Nous y passions trop peu de temps pour ne pas, à chacune de nos visites, accorder à la châtellenie toute notre attention. J’y serais demeurée encore si un courrier d’Aliénor ne m’avait pas rappelée à Poitiers. Elle avait besoin de moi. Et, comme chaque fois que ma reine avait besoin de moi,
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