Le rêve de Marigny
tsar ?
— À ce point ? réagit Le Blanc avec l’esquisse d’un sourire.
— Je vois que vous en avez entendu parler !
— Je suis votre aîné à tous et à Paris les bruits courent, on les attrape au passage. On a parlé beaucoup de monsieur de La Chétardie il y a déjà quelques années.
— Était-ce pour le louer ? interrogea Soufflot toujours caustique.
— Tant qu’il m’en souvient, reprit Le Blanc, on a d’abord condamné ses initiatives.
— Avant de le féliciter !
C’était Cochin qui venait de saisir la balle au passage. Vandières se mit à rire.
— Je crois que vous savez tout !
— Non, protesta Soufflot.
— L’affaire n’est pas allée jusqu’à Lyon ?
— Je n’en ai aucun souvenir. Lyon est bien loin de Paris et plus encore de Versailles. Dites-m’en davantage.
Vandières, Le Blanc, Cochin, se relayant, prirent grand plaisir à narrer l’Odyssée de leur hôte de Turin.L’histoire, pour incroyable qu’elle pût paraître, était plaisante, et comme le conclut Cochin en souriant elle se terminait finalement bien.
Promu ambassadeur en 1738 à la cour d’Anna Ivanovna, tsarine toute acquise à l’influence allemande et fort opposée au royaume de France, le séjour de La Chétardie ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Il n’avait guère pour lui que d’être diablement intelligent et incontestablement séduisant. La séduction, non négligeable, est-elle cependant toujours une vertu diplomatique ? Avec Anna Ivanovna il était évident que non ! L’ambassadeur français tourna donc son attention vers la princesse Elisabeth Petrovna, ses yeux bleus et sa francophilie. Si l’homme y trouvait son compte, l’ambassadeur en la courtisant servait aussi son pays car elle pouvait prétendre au trône à la mort de la tsarine. L’investissement ne manquait pas d’intérêt et apportait dans l’immédiat bien des agréments. Le marquis de Chétardie était habile, malin en diable, et pour ne rien gâter il aimait assez à jouer avec le feu. Anna Ivanovna mourut fort à propos quelques mois plus tard. Elle avait désigné pour lui succéder un enfant dans les langes et avait pris la précaution de nommer une régente.
— La régente était-elle jolie ? s’enquit Soufflot qui commençait à s’amuser beaucoup au récit des amours impériales de l’ambassadeur de France.
— Elle était fort laide !
— La Chétardie n’a donc pas supporté cette disgrâce.
— C’était évident ! Mais il se trouve que tout un clan à la cour de Russie détestait la régente. La voie du coup d’État était tentante. L’ambassadeur se fit conspirateur et poussa la belle Elisabeth au coup d’État.
— C’était osé !
— La Chétardie était béni des dieux car le succès fut total. A la faveur du coup d’État et des amours de l’ambassadeur et de la nouvelle tsarine, la Russie se rapprocha spectaculairement de la France. Louis XV, qui avait failli rappeler son ambassadeur, le félicita.
Le Blanc prit plaisir à conclure le récit.
— Le reste de l’histoire se murmurait. L’intimité de l’ambassadeur et de la nouvelle tsarine était pratiquement chose publique. L’épouserait-elle ? Elle le décora seulement. Les amours passent. Le bel amant fut enfin disgracié et obligé de prendre au plus vite le chemin de la France. Un accident est si vite arrivé ! Monsieur de la Chétardie n’a finalement pas été tsar.
Le récit avait amusé les voyageurs et ils étaient tous impatients et curieux de rencontrer le personnage dont les aventures les avaient tenus en haleine. Point de déception ! Jacques-Joachim Trotti de La Chétardie, qui n’avait perdu ni sa superbe ni sa séduction, les reçut avec une grâce exquise. À quarante-cinq ans, il avait gardé le charme indéniable dont dix ans plus tôt il avait si bien su jouer. Tout juste peut-être avait-il acquis un très léger embonpoint qui n’enrobait que mieux la fausse bonhomie dont il usait volontiers. Ceux qui se frottaient à lui auraient été plus avisés de scruter son regard. On y découvrait la diabolique intelligence del’homme qui n’avait pas hésité dans une autre vie à miser gros, et qui avait gagné.
Dès le lendemain La Chétardie présentait Vandières au roi de Sardaigne. Le but du voyage entrepris par le futur Directeur des Bâtiments était sans mystère, il venait in situ approfondir sa culture artistique, son périple en prenait des
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