Le rêve de Marigny
airs de voyage d’agrément. Ses missions diplomatiques déguisées n’en seraient que plus subtiles. Vandières devait plaire, l’inverse était tout aussi vrai. N’était-il pas le frère d’une femme dont on commençait en Europe à découvrir l’intelligence et dont on supputait déjà l’importance politique qu’elle allait prendre ? Les choses, pour n’être pas dites, n’en étaient pas moins évidentes pour tout le monde. Abel apparaissait comme le représentant de Louis XV et l’accueil qu’on lui réservait devenait une courtoisie envers le roi de France. L’enjeu était particulièrement important à Turin. Charles-Emmanuel III de Sardaigne, après avoir été l’allié de la France lors de la guerre de la succession de Pologne en 1733, s’était retourné contre le royaume français en 1740 au moment de ses revendications sur le Milanais. Il n’avait conclu la paix avec Louis XV qu’en 1746, après avoir perdu cinq mille hommes à la bataille de Coni. Les événements n’étaient pas si vieux et la paix établie méritait d’être consolidée. Vandières en était conscient et La Chétardie encore plus. L’un comme l’autre pouvait en assumer le poids, La Chétardie par sa longue expérience de la diplomatie, Vandières par son intelligence et son intuition. L’immersion dans le marigot versaillais desambitions rivales et des luttes intestines inavouées avait aguerri le futur Directeur des Bâtiments et l’avait rendu vigilant à détecter les pièges. Il y avait aussi gagné une certaine confiance. Quelle cour européenne pouvait être aussi redoutable que celle de Louis XV ?
L’entrevue au Palais royal de Turin se déroula le mieux du monde. Vandières fut aussitôt convié à une réception et, insigne honneur, il fut aimablement prié d’assister aux festivités du mariage du duc de Savoie, fils de Charles-Emmanuel III avec l’infante Marie Antoinette d’Espagne qui se dérouleraient au printemps. Le rôle occulte de Vandières commençait bien. Il avait bien rempli la mission qu’on ne lui avait pas confiée et qu’on attendait cependant de lui.
Ses compagnons n’avaient pas non plus perdu leur temps.
Cochin dessinait. Le Blanc promenait la sagesse de son âge par toute la ville, écrivait, peu, se contentant peut-être de réfléchir. Soufflot était en pleine exaltation. Sa première visite, la plus importante, celle dont il avait tant rêvé, fut pour le teatro regio. Le théâtre de Turin inauguré en 1740 pouvait accueillir deux mille cinq cents spectateurs et était considéré comme le plus grandiose d’Europe. Soufflot émerveillé n’eut de cesse d’emmener Vandières en admirer les proportions étonnantes et l’architecture à proprement parler révolutionnaire. Cochin suivit avec son enthousiasme coutumier, Le Blanc convint de l’intérêt de la visite mais le moment venu il négligea de prendre des notes. Sans doute avait-ilbonne mémoire. Le monument pourtant avait de quoi étonner des Français. Sa forme d’abord, en œuf tronqué, était déroutante. On pouvait s’attendre à tout, peut-être un édifice circulaire rappelant les arènes et autres lieux de spectacle des anciens Romains, ou tout bonnement un bâtiment rectangulaire comme partout. Oui il était possible de s’attendre à tout… sauf à ce délire de l’imagination.
— C’est… curieux, osa Cochin, prudent devant la verve de Soufflot.
— Curieux, pour nous ! Nous n’avons jamais construit de théâtres !
— Vous n’allez pas prétendre qu’il n’y a pas de théâtre à Paris !
— Ni à Lyon, sourit Vandières.
— Il y en a, mais on les a logés dans des bâtiments préexistants qui n’avaient pas été conçus pour y produire des œuvres théâtrales.
— Ils font leur office.
Soufflot ne releva pas l’argument.
— Nos théâtres sont tous des bâtiments étroits et fort longs où le public est généralement contraint de se tordre le cou pour voir et de tendre furieusement l’oreille pour entendre. J’imagine mal qu’on pourrait y donner certains opéras italiens.
— Je sais que vous aimez follement ce pays, Soufflot, mais les opéras italiens sont si longs qu’on mourrait d’ennui à les écouter à Paris !
C’était Le Blanc qui semblait prêt à condamner le goût italien comme il avait fait quelques années plus tôt une sévère critique des préférences anglaises.
— Les gens trouveraient surtout amer de rester si
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