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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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enfants tiraient sur le pavé des sacs plus gros
qu’eux.
    Le bateau, voiles amenées, entra
dans le bassin.
    La jeunesse a vite fait de récupérer
à la fois ses forces et ses illusions. Les dangers surmontés ne servent qu’à
lui donner davantage confiance en elle-même et à la pousser vers d’autres
entreprises. Il avait suffi à Guccio d’un sommeil de deux heures pour oublier
ses frayeurs de la nuit. Il n’était pas loin de s’attribuer tout le mérite
d’avoir dominé la tempête ; il y voyait un signe de sa bonne étoile.
Debout sur le pont, dans une pose de conquérant, la main serrée sur un cordage,
il regardait avec une curiosité passionnée venir à lui le royaume d’Isabelle.
    Le message de Robert d’Artois cousu
dans son vêtement et la bague d’argent enfermée dans sa bougette lui semblaient
les gages d’un grand avenir. Il allait entrer dans l’intimité du pouvoir,
connaître des rois et des reines, savoir le contenu des traités les plus
secrets. Avec ivresse, il devançait le temps ; il se voyait déjà un
prestigieux ambassadeur, confident écouté des puissants de la terre, devant qui
les plus hauts personnages s’inclinaient. Il participerait aux conseils des
princes… N’avait-il pas l’exemple de ses compatriotes Biccio et Musciato
Guardi, les deux fameux financiers toscans que les Français appelaient Biche et
Mouche, et qui avaient été pendant plus de dix ans les trésoriers, les
ambassadeurs, les familiers de l’austère Philippe le Bel ? Il ferait mieux
qu’eux, et un jour on raconterait l’histoire de l’illustre Guccio Baglioni
débutant dans la vie en manquant de renverser le roi de France au coin d’une
rue… La rumeur du port lui parvenait comme déjà une acclamation.
    Le vieux marin jeta une planche
entre le bateau et le quai. Guccio paya le prix de son passage et quitta la mer
pour la terre ferme.
    Ne transportant pas de marchandises,
il n’eut point à passer par les « traites », c’est-à-dire les
douanes. Au premier gamin qu’il rencontra, il demanda d’être conduit chez le
Lombard du lieu.
    Les banquiers et marchands italiens
de cette époque possédaient leur propre organisation de courrier et de fret.
Formés en « compagnies » qui portaient le nom de leur fondateur, ils
avaient des comptoirs dans toutes les villes principales et dans les
ports ; ces comptoirs étaient à la fois une succursale de banque, un bureau
de poste privé et une agence de voyage.
    Le Lombard de Douvres appartenait à
la compagnie Albizzi. Il fut heureux de recevoir le neveu du chef de la
compagnie Tolomei, et le traita du mieux qu’il put. Chez lui, Guccio trouva à
se laver ; ses vêtements furent sèches et repassés ; il changea son
or français contre de l’or anglais, et prit un fort repas tandis qu’on lui
apprêtait un cheval.
    Tout en mangeant, Guccio raconta la
tempête qu’il avait essuyée, en s’y donnant un rôle avantageux.
    Il y avait là un homme arrivé de la
veille, qui s’appelait Boccacio, ou Boccace, et qui était voyageur pour le
compte de la compagnie Bardi. Il venait lui aussi de Paris, et avait assisté
avant son départ au supplice de Jacques de Molay ; il avait, de ses
oreilles, entendu la malédiction, et il se servait, pour décrire cette
tragédie, d’une ironie précise et macabre qui enchanta la tablée italienne.
C’était un personnage d’une trentaine d’années au visage intelligent et vif,
avec des lèvres minces, et un regard qui semblait s’amuser de tout. Comme il se
rendait également à Londres, Guccio et lui décidèrent de faire chemin ensemble.
    Ils partirent au milieu du jour.
    Se souvenant des conseils de son
oncle, Guccio fit parler son compagnon, qui d’ailleurs ne demandait que cela.
Le signor Boccace semblait avoir beaucoup vu. Il était allé partout, en Sicile,
en Vénétie, en Espagne, en Flandre, en Allemagne, jusqu’en Orient, et s’était
tiré avec habileté de bien des aventures ; il connaissait les mœurs de
tous ces pays, avait son opinion personnelle sur la valeur comparée des
religions, méprisait assez les moines et détestait l’Inquisition. Il paraissait
aussi s’intéresser aux femmes ; il laissait entendre qu’il en avait
pratiqué beaucoup, et connaissait sur une foule d’entre elles, illustres ou obscures,
de curieuses anecdotes. Il faisait peu de cas de leur vertu, et son langage
s’épiçait, à leur propos, d’images qui rendaient Guccio songeur. Un

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