Le Roi de fer
esprit
libre, ce signor Boccace, et tout à fait au-dessus du commun.
— J’aurais aimé écrire tout
cela si j’avais eu le temps, dit-il à Guccio, toute cette moisson d’histoires
et d’idées que j’ai récoltées au long de mes voyages.
— Que ne le faites-vous,
signor ? répondit Guccio.
L’autre soupira, comme s’il avouait
quelque rêve inexaucé.
— Trop tard… On ne devient pas
clerc à mon âge, dit-il. Quand on a pour métier de gagner de l’or, après trente
ans on ne peut plus rien faire d’autre. Et puis si j’écrivais tout ce que je
sais, je risquerais d’être brûlé.
Cette marche au botte à botte avec
un compagnon plein d’intérêt, à travers une belle campagne verte, enchanta
Guccio. Il aspirait avec plaisir l’air printanier ; les fers des chevaux
chantaient à ses oreilles une chanson heureuse, et il prenait aussi bonne
opinion de lui-même que s’il avait partagé toutes les aventures de son voisin.
Au soir, ils s’arrêtèrent dans une
auberge. Les haltes du voyage disposent aux confidences. Tout en buvant devant
le feu des pichets de godale, forte bière épicée au genièvre, au piment et aux
clous de girofle, le signor Boccace raconta à Guccio qu’il avait une maîtresse
française, dont lui était né, l’an passé, un garçon baptisé Giovanni.
— On dit que les enfants nés
hors mariage sont plus vifs et plus vigoureux que les autres, remarqua
sentencieusement Guccio, qui avait quelques bonnes banalités à sa disposition
pour nourrir la conversation.
— Sans doute Dieu leur fait-il
des dons d’esprit et de corps pour compenser ce qu’il leur ôte d’héritage et de
respect, répondit le signor Boccace.
— Celui-là, en tout cas, aura
un père qui pourra lui apprendre beaucoup.
— À moins qu’il n’en veuille à
son père de l’avoir mis au jour dans de si mauvaises conditions, dit le
voyageur des Bardi.
Ils dormirent dans la même chambre.
Au petit matin, ils reprirent la route. Des lambeaux de brume collaient encore
à la terre. Le signor Boccace se taisait ; il n’était pas un homme de
l’aube.
Le temps était frais, et le ciel
s’éclaircit bientôt. Guccio découvrait une contrée dont la grâce le ravissait.
Les arbres étaient encore nus, mais l’air sentait la sève, et la terre était
déjà verte d’une herbe fraîche et tendre. D’innombrables haies découpaient les
champs et les collines. Le paysage vallonné, ourlé de forêts, l’éclat vert et
bleu de la Tamise aperçue du haut d’une côte, une meute filant à travers prés, suivie
par des cavaliers, tout séduisit Guccio. « La reine Isabelle a un beau
royaume », se disait-il.
À mesure que les lieues passaient,
cette reine prenait de plus en plus de place dans ses pensées. Tout en
accomplissant sa mission, pourquoi n’essaierait-il pas de plaire ?
L’histoire des princes et des empires offrait maints exemples de choses plus
étonnantes. « Pour être reine, elle n’en est pas moins femme ; elle a
vingt-deux ans et son époux ne l’aime pas. Les seigneurs anglais ne doivent pas
oser la courtiser, de peur de déplaire au roi. Tandis que moi j’arrive, je suis
messager secret ; pour venir j’ai bravé la tempête… je mets un genou en
terre, je la salue d’un grand coup de bonnet, je baise le bas de sa robe…»
Déjà il polissait les mots par
lesquels il allait placer son cœur au service de la jeune souveraine blonde…
« Madame, je ne suis point noble, mais je suis libre citoyen de Sienne, et
je vaux bien mon gentilhomme. J’ai dix-huit ans, et ne connais pas de plus cher
désir que celui de contempler votre beauté, et de vous faire offre de mon âme
et de mon sang…»
— Nous voici bientôt arrivés,
dit le signor Boccace.
Ils avaient atteint les faubourgs de
Londres sans que Guccio s’en fût aperçu. Les maisons se rapprochaient le long
de la route ; la bonne odeur de forêt avait disparu ; l’air sentait
la tourbe brûlée.
Guccio regardait autour de lui avec
surprise. Son oncle Tolomei lui avait annoncé une ville extraordinaire, et il
ne voyait qu’une interminable succession de villages faits de masures aux murs
noirs, avec des ruelles sales où passaient des femmes chargées de lourds
fardeaux, des enfants en guenilles et des soldats de mauvaise mine.
Soudain, dans un grand concours de
gens, de chevaux et de charrois, les voyageurs se trouvèrent devant le pont de
Londres. Deux tours carrées en fortifiaient
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