Le Roi de fer
l’opération.
— Pour un homme qu’on a plutôt
habitué à manier l’épée, ce n’est point mauvais travail, dit Evrard, l’air
cruel et content de lui.
Et il alla remettre la chandelle où
il l’avait prise, en ajoutant :
— Qu’elle soit bonne messagère
d’éternité.
La chandelle empoisonnée, au milieu
du paquet, et sans qu’on pût la distinguer des autres, était maintenant comme
le gros lot d’une abominable loterie. Quel jour le valet chargé de garnir les
chandeliers du garde des Sceaux la tirerait-il ? Béatrice eut un petit
rire. Mais déjà Evrard revenait vers elle et la saisissait à pleins bras.
— Il se peut que nous nous
voyions pour la dernière fois.
— Peut-être oui… peut-être non…
dit-elle.
Il l’entraîna vers le grabat.
— Comment faisais-tu… quand tu
étais Templier… pour rester chaste ? demanda-t-elle.
— Je n’ai jamais pu le
demeurer, répondit-il d’une voix sourde.
Alors, la belle Béatrice leva les
yeux vers les solives, où pendaient les cierges d’église, et elle se laissa
pénétrer de l’illusion d’être prise par le Diable. Au reste, Evrard n’était-il
pas boiteux ?
II
LE TRIBUNAL DES OMBRES
Chaque nuit, messire de Nogaret,
chevalier, légiste et garde des Sceaux, travaillait fort tard en son cabinet,
comme il l’avait fait toute sa vie. Et chaque matin la comtesse d’Artois
apprenait que son ennemi avait été vu en parfaite santé, semblait-il, et se
rendant d’un bon pied, ses portefeuilles sous le bras, à l’hôtel du roi. La
comtesse posait alors un regard lourd sur sa demoiselle de parage.
— Patientez, Madame… Une
grosse, cela fait douze douzaines. À raison de deux douzaines la semaine…
Mais la patience n’était pas le fort
de Mahaut, qui commençait à prendre très petite opinion des vertus mortifères
du serpent de Pharaon. À savoir seulement si la chandelle empoisonnée était
bien allée chez son destinataire, s’il n’y avait pas eu échange ou erreur, ou
si quelque valet n’avait pas laissé choir précisément cette chandelle-là. Pour
être certain de réussir, il eût fallu pouvoir la planter soi-même dans le
candélabre.
— La langue ne peut pas se
tromper, Madame… assurait Béatrice.
Mahaut croyait peu à la sorcellerie.
— Coûteuses manigances, pour
piètres résultats. D’abord un bon poison, décrétait-elle, s’administre par la
bouche et non par fumée.
Néanmoins, lorsque Béatrice lui
portait son bougeoir, le soir, elle ne manquait pas de lui demander avec un peu
d’inquiétude ;
— Ce ne sont point des
chandelles à légiste ?
— Mais non… Madame… répondait
Béatrice.
Or un matin de la fin mai, Nogaret,
contrairement à ses habitudes, arriva en retard au Conseil ; il pénétra
dans la salle alors que déjà le roi était assis.
Nogaret s’inclina très bas en
offrant ses excuses ; ce faisant, un vertige le saisit et il dut se
rattraper à la table.
La plus urgente affaire était
l’élection papale.
Le siège pontifical était vacant
maintenant depuis quatre semaines, et les cardinaux, réunis en conclave à
Carpentras selon les instructions dernières de Clément V, se livraient un
combat qui ne paraissait pas près de finir.
On connaissait fort bien la position
et la pensée du roi de France. Philippe le Bel voulait que la papauté restât en
Avignon, là où il l’avait installée, à portée de sa main ; il voulait que
le pape si possible fût français ; il voulait que l’énorme organisation
politique que constituait l’Église ne pût jouer, comme elle l’avait fait souvent,
contre le royaume.
Les vingt-trois cardinaux assemblés
à Carpentras, et qui venaient de partout, d’Italie, de France, d’Espagne, de
Sicile, d’Allemagne, étaient déchirés en presque autant de camps qu’il y avait
de chapeaux.
Les disputes théologiques, les
rivalités d’intérêt, les rancunes de famille alimentaient leurs luttes. Chez
les cardinaux italiens surtout, entre les Caëtani, les Colonna et les Orsini,
existaient des haines inexpiables.
— Ces huit cardinaux italiens,
dit Marigny, ne sont accordés que dans leur volonté de ramener à Rome la
papauté. Par bonheur, ils ne le sont sur le nom d’aucun papable.
— Cet accord peut se faire avec
le temps, remarqua Monseigneur de Valois.
— C’est pourquoi il ne faut
point leur en donner, répondit Marigny.
Nogaret sentit à ce moment comme une
nausée qui lui
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