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Le Roi de fer

Le Roi de fer

Titel: Le Roi de fer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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doigt.
    Le marchand, vieil homme coiffé d’un
gros bonnet de laine écrue, faisait ses comptes à l’aide d’un boulier. À
l’arrivée de Béatrice, son visage s’ouvrit d’un sourire édenté.
    — Maître Engelbert… dit
Béatrice, je viens vous payer la dépense de l’hôtel d’Artois…
    — Ah ! C’est une bonne
action, ma noble dame, c’est une bonne action. Car l’argent, ces temps-ci,
court plus vite à sortir qu’à rentrer. Chacun qui nous fournit veut être payé
sur l’heure. Et puis surtout, c’est la maltôte qui nous étrangle ! Quand
je vous vends pour une livre, je dois verser un denier. Le roi gagne plus que
moi sur mon travail [19] .
    Il chercha parmi ses tablettes de
comptes celle qui concernait l’hôtel d’Artois, et l’approcha de ses yeux de
souris.
    — Alors nous avons quatre
livres huit sous, sauf à m’être trompé. Et quatre deniers, se hâta-t-il
d’ajouter, car il avait pris l’habitude de faire supporter à l’acheteur cette
maltôte dont il se plaignait tant.
    — Moi… j’ai compté six livres…
dit doucement Béatrice en posant deux écus sur le comptoir.
    — Ah ! Voilà une bonne
pratique, comme il nous en faudrait grand nombre !
    Il porta les pièces à ses lèvres,
puis ajouta, la mine complice :
    — Vous voulez sans doute voir
votre protégé ? J’en suis bien satisfait. Il est fort serviable ; il
parle peu… Maître Evrard !
    L’homme qui entra, venant de
l’arrière-boutique, boitait. Il avait une trentaine d’années ; il était
maigre, mais solidement bâti, avec le visage osseux, la paupière creuse et
sombre.
    Aussitôt, maître Engelbert se
souvint d’une livraison urgente.
    — Mettez la clenche derrière
moi. Je serai absent une petite heure, dit-il au boiteux.
    Celui-ci, dès qu’il fut seul avec
Béatrice, la prit par les poignets.
    — Venez, dit-il.
    Elle le suivit vers le fond de la
boutique, passa sous un rideau qu’il souleva, et se trouva dans la resserre où
l’on entreposait les pains de cire brute, les tonnelets de suif, les paquets de
mèches. On y voyait aussi une étroite paillasse coincée entre un vieux coffre
et le mur salpêtré.
    — Mon château, mes domaines, la
commanderie du chevalier Evrard ! dit le boiteux avec une ironie amère en
désignant ce misérable habitacle. Mais cela vaut mieux que la mort, n’est-ce
pas ?
    Et, saisissant Béatrice aux
épaules :
    — Et toi, souffla-t-il, tu vaux
mieux que l’éternité.
    Autant la voix de Béatrice était
lente et calme, autant celle d’Evrard était précipitée.
    Béatrice souriait, de cet air
qu’elle avait de toujours se moquer vaguement des choses et des gens. Elle
éprouvait une délectation perverse à sentir les êtres dépendre d’elle. Or, cet
homme était doublement à sa merci.
    Elle l’avait découvert un matin, et
pareil à une bête traquée, dans un coin d’écurie à l’hôtel d’Artois. Il
tremblait et défaillait de peur et de faim. Ancien Templier d’une commanderie
du nord de la France, cet Evrard était parvenu à s’évader de prison, la veille
d’être brûlé. Il avait échappé au bûcher, mais non aux tortures. De la question
trois fois appliquée, il gardait la jambe à jamais tordue, et aussi la raison
un peu dérangée. Parce qu’on lui avait brisé les os pour lui faire confesser
des pratiques démoniaques dont il était innocent, il avait décidé, par
représailles, de se convertir au Diable. En apprenant la haine, il avait
désappris la foi.
    Il ne rêvait que sorcellerie,
sabbats et hosties profanées. La rue des Bourdonnais pour cela était une
résidence de choix. Béatrice l’avait placé chez Engelbert qui le nourrissait,
le logeait, et surtout lui fournissait un alibi au regard de la prévôté. Ainsi
Evrard, dans son antre suiffé, se prenant pour une véritable incarnation des
puissances sataniques, s’entretenait d’espoirs de vengeance et de visions de
luxure.
    Sans un tic qui par instants lui
déformait brusquement le visage, il n’eût pas été dépourvu d’une certaine et
rude séduction. Son regard avait de l’ardeur et de l’éclat. Tandis qu’il
parcourait Béatrice des mains, fébrilement, et qu’elle le laissait faire,
toujours placide, elle dit :
    — Tu dois être content… Le pape
est mort…
    — Oui ! oui ! dit
Evrard avec une joie méchante. Ses physiciens lui ont fait digérer des
émeraudes pilées. Bon remède, qui tranche les boyaux. Quels qu’ils

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