Le Roman d'Alexandre le Grand
de ses compagnons, passa l’armée en revue,
subdivision par subdivision. Eumène était également présent, armé de pied en
cap, bombant le torse sous sa cuirasse athénienne de lin, décorée et renforcée
de plaques de bronze si bien astiquées qu’on aurait pu se mirer dedans. Tandis
qu’il observait cette multitude de soldats, des pensées plutôt prosaïques se
pressaient dans son esprit : il se demandait quelles quantités de blé, de
légumes, de poisson salé, de viande fumée et de vin lui seraient nécessaires
pour rassasier et désaltérer tous ces gens, quelles sommes il lui faudrait
débourser pour acheter ces victuailles sur le marché ; il évaluait le
temps que dureraient les réserves.
Toutefois, il ne désespérait pas de
prodiguer au roi ses bons conseils quant à la réussite de son expédition avant
la tombée de la nuit.
Dès qu’ils eurent atteint la tête de
l’armée, Alexandre fit un geste en direction de Parménion, et le général donna
aussitôt le signal de départ. La longue colonne s’ébranla : la cavalerie
en double rang sur les côtés, l’infanterie au milieu. Ils prirent la direction
du nord et longèrent le rivage.
L’armée se déployait comme un
immense serpent. Au loin, on distinguait le casque d’Alexandre, surmonté de
deux longues plumes blanches.
Au même moment, Daunia apparut sur
le seuil du sanctuaire d’Athéna et s’immobilisa au sommet de l’escalier. Dans
son armure trop rutilante et trop astiquée, le jeune homme qui l’avait aimée
sur le rivage, en cette nuit parfumée de printemps, avait l’allure d’un enfant.
Ce n’était plus lui, il n’existait plus.
Elle sentit un grand vide
s’installer en elle en le voyant s’éloigner vers l’horizon. Quand il eut
totalement disparu, elle s’essuya les yeux d’un geste rapide de la main et
regagna le temple, dont elle referma la porte derrière elle.
Eumène avait envoyé deux estafettes
sous escorte, l’une en direction de Lampsaque et l’autre de Cyzique, deux
puissantes villes grecques situées le long des Détroits ; la première se
dressait sur la côte, la seconde sur une île. Il leur renouvelait son offre de
liberté et leur proposait un traité d’alliance au nom d’Alexandre.
Le roi était émerveillé par le
paysage qu’il découvrait. À chaque détour de la route, il disait à
Héphestion : « Regarde ce village ! Regarde cet arbre… et cette
statue… » Tout était pour lui source d’enchantement : les villages
blancs sur les collines, les sanctuaires des divinités grecques et barbares,
plongés dans la campagne, le parfum des pommiers en fleur, le vert rutilant des
grenades.
Si l’on exceptait son exil parmi les
montagnes enneigées d’Illyrie, c’était son premier voyage hors de Grèce.
Ptolémée et Perdiccas chevauchaient
derrière lui, ses autres compagnons demeuraient auprès de leurs soldats.
Lysimaque et Léonnatos fermaient la marche, à la tête de deux détachements
d’arrière-garde.
« Pourquoi allons-nous vers le
nord ? demanda Léonnatos.
— Alexandre veut s’emparer de
la rive asiatique du détroit. De cette façon, personne ne pourra entrer au Port
ni en sortir sans notre autorisation. De plus, puisqu’elle dépend des
importations de blé qui y transitent, Athènes aura ainsi d’excellentes raisons
d’entretenir de bonnes relations avec nous. En outre, toutes les provinces
perses qui donnent sur la mer Noire seront ainsi isolées. C’est là une
opération ingénieuse.
— C’est vrai. »
Ils poursuivirent leur route au pas,
sous le soleil qui amorçait sa course dans le ciel. Puis Léonnatos
reprit : « Il y a pourtant quelque chose que je ne comprends pas.
— On ne peut pas tout
comprendre dans la vie, ironisa Lysimaque.
— C’est possible, mais
explique-moi pourquoi tout est si tranquille. Nous avons débarqué avec quarante
mille hommes en plein jour, Alexandre a visité le temple d’Ilion, il a dansé
autour de la sépulture d’Achille, et personne n’était là pour nous attendre.
Pas un seul Perse. Tu ne trouves pas cela étrange ?
— Pas du tout.
— Pourquoi ? »
Lysimaque se retourna. « Tu
vois ces deux hommes, là-haut ? demanda-t-il en indiquant les silhouettes
de deux cavaliers qui longeaient la crête des monts de la Troade. Ils nous
suivent depuis l’aube, et ils nous ont certainement surveillés pendant toute la
journée d’hier. Ils ne sont sans doute pas seuls dans les
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