Le Roman d'Alexandre le Grand
un barbare s’employait à épointer un pal d’acacia et
à le polir contre une pierre ponce. Il le préparait à mon intention, pour le
cas où je n’obéirais pas aux ordres du satrape. As-tu jamais vu empaler un
homme, mon seigneur ? Moi, si. On lui enfonce un pal dans le corps, mais
sans le tuer. Ainsi, il subit toute la souffrance du monde pendant des heures,
parfois même pendant des jours. Je t’ai trahi parce que j’avais peur, parce que
personne n’a jamais exigé de moi un tel courage.
« Et maintenant, tue-moi, je le
mérite, mais que ce soit une mort rapide, je t’en prie. Je sais que tu as perdu
beaucoup d’hommes et que tu as dû livrer une terrible bataille, mais je sentais
que tu gagnerais, je le sentais. Quoi qu’il en soit, quel plaisir aurais-tu à
torturer un pauvre vieillard qui ne t’aurait jamais rien fait si cela avait
seulement dépendu de lui, et qui en te trahissant, a souffert beaucoup plus que
tu ne peux l’imaginer, mon garçon ? »
Il en resta là, se contentant de
renifler bruyamment.
Alexandre et ses compagnons se
dévisagèrent un moment. Ils comprirent qu’aucun d’entre eux n’aurait le courage
de prononcer la condamnation d’Eumolpos de Soles.
« Je devrais te faire tuer, dit
le roi, mais tu as raison : quelle satisfaction tirerais-je de ta
mort ? En outre… » Eumolpos leva le menton. « En outre, je sais
que le courage est une vertu que les dieux offrent à de rares élus. Ils ne te
l’ont pas donnée mais ils t’ont dispensé d’autres dons : la ruse,
l’intelligence et peut-être la fidélité.
— Entends-tu dire par là que je
ne mourrai pas ? interrogea Eumolpos.
— Non, tu ne mourras pas.
— Non ? répéta
l’informateur d’une voix incrédule.
— Non, dit Alexandre dont les
lèvres s’étirèrent malgré lui en un léger sourire.
— Et pourrai-je encore
travailler pour toi ?
— Qu’en dites-vous ?
demanda le roi à ses compagnons.
— Pourquoi pas ? approuva
Séleucos. En fin de compte, il a toujours été un excellent espion. Et puis,
désormais nous sommes les vainqueurs.
— Alors, nous sommes d’accord,
décida le roi. Mais tu vas devoir changer ton maudit mot de passe, puisque tu
l’as révélé à l’ennemi.
— Oh, bien sûr, dit Eumolpos
visiblement soulagé.
— De quoi s’agissait-il ?
questionna Séleucos d’un air intrigué.
— « Cervelle de mouton »,
répondit Alexandre impassible.
— Je l’aurais remplacé de toute
façon, observa Séleucos. Je n’en ai jamais entendu de plus stupide.
— En effet », admit
Alexandre. Il fit signe à Eumolpos d’approcher. « Maintenant, donne-moi le
nouveau mot de passe. »
L’informateur lui murmura à
l’oreille : « Grive à la broche. » Puis il s’inclina et salua
tout le monde avec respect. « Je vous remercie, mes seigneurs, mon roi,
pour votre bonté. » Et il s’éloigna en tremblant encore d’effroi.
« Comment trouves-tu le nouveau
mot de passe ? » demanda Séleucos dès que l’homme fut sorti.
Alexandre secoua la tête.
« Stupide. »
53
Les habitants de Sidon, qui avaient subi une répression féroce de la
part de la garnison perse quelques années plus tôt, accueillirent avec enthousiasme
l’arrivée d’Alexandre et sa promesse de restaurer leurs institutions. Mais, la
dynastie régnante s’étant éteinte depuis longtemps, il fallait élire un nouveau
roi.
« Pourquoi ne t’en
occuperais-tu pas ? proposa Alexandre à Héphestion.
— Moi ? Mais je ne connais
personne, je ne sais même pas où mener les recherches nécessaires, et puis…
— Nous sommes d’accord,
interrompit le roi. C’est toi qui t’en occuperas. Je dois, pour ma part,
établir des traités avec d’autres villes côtières. »
Accompagné d’un interprète,
Héphestion se mit à parcourir Sidon incognito, observant les gens sur les
marchés, prenant ses repas dans les tavernes ou se laissant inviter à des
dîners officiels dans les demeures les plus prestigieuses de la ville. Mais il
ne parvenait pas à trouver un homme digne de cette charge.
« Toujours rien ? »,
lui demandait Alexandre quand il le voyait au cours des conseils de guerre. Et
Héphestion secouait la tête.
Un jour, il passa près d’un long mur
de pierres sèches, derrière lequel on pouvait entrevoir de nombreuses variétés
d’arbres : de majestueux cèdres du Liban, des figuiers séculaires qui
étalaient au-dessus du mur
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