Le Roman d'Alexandre le Grand
aussi ? »
Le commandant garda le silence.
« Est-ce donc ce que vous
pensez, vous aussi ? répéta-t-il.
— Nous sommes de l’avis de nos
compagnons, sire, lui répondit-il.
— Alors, allez-vous-en, je vous
dispense de votre service, je n’ai plus besoin de vous. »
Le commandant hocha la tête, puis il
rassembla ses cavaliers et les ramena au camp au galop.
Un peu plus tard, un groupe de
Successeurs s’installa à leur place, devant le pavillon royal, arborant des
armures étincelantes, des robes ouvragées, des étendards de pourpre et d’or.
Les deux jours qui suivirent,
Alexandre refusa de voir ses soldats et s’abstint de leur communiquer ses
décisions. Mais son geste avait plongé tout le monde dans la consternation.
Ses hommes avaient le sentiment
d’être comme un troupeau sans berger, comme des enfants sans père, seuls au
cœur d’un pays immense, qu’ils avaient conquis et qui les regardait maintenant
avec compassion et dérision. Un sentiment prévalait entre tous : la
douleur d’avoir été privés de la présence du roi, la pensée qu’il allait
projeter de nouvelles entreprises, ferait d’autres rêves, se lancerait dans des
aventures extraordinaires, sans eux. La douleur de ne plus le voir, de perdre
la familiarité qui caractérisait leurs rapports, de perdre jusqu’à ces
rapports.
Deux jours s’écoulèrent, et le roi
ne se montrait toujours pas. Le troisième jour, certains soldats dirent :
« Nous avons mal agi. Au fond, il nous a toujours aimés, il a souffert
autant que nous, il a mangé la même nourriture que nous, a été blessé plus que
quiconque, nous a comblés de présents et de faveurs. Allons le trouver et
demandons-lui pardon. »
D’autres éclatèrent de rire :
« Oui, oui, allez donc vous faire botter le cul !
— C’est possible, poursuivit
l’homme qui avait pris la parole le premier. Mais j’irai quand même. Toi, fais
ce que tu veux. »
Il se débarrassa de ses armes et
quitta le campement pieds nus, vêtu de son seul chiton. Quelques hommes
l’imitèrent, puis d’autres encore, et ce fut bientôt la moitié de l’armée qui
se présenta au pavillon royal, sous le regard stupéfait des gardes perses.
Cratère, qui passait par là, les
vit. Tout comme Ptolémée qui rentrait d’une mission le long du Tigre. Celui-ci
demanda à son ami : « Que se passe-t-il ? » et pénétra à
ses côtés sous la tente du roi.
« Alexandre, dit Cratère. Il y
a des hommes dehors. »
C’est alors qu’on entendit
crier : « Pardonne-nous, sire !
— Je les entends, répondit
Alexandre apparemment impassible.
— Alexandre,
écoute-nous ! », hurla une autre voix.
Ptolémée ne parvenait pas à cacher
son émotion. « Pourquoi ne vas-tu pas les voir ? Ce sont tes soldats.
— Non, ils ne le sont plus. Et
ce n’est pas moi qui les ai repoussés. Ce sont eux qui m’ont rejeté. Eux, qui
n’ont pas voulu me comprendre. »
Ptolémée en resta là :
connaissant le caractère du souverain il savait qu’il était inutile d’insister
en cet instant.
Un jour s’écoula, puis une nuit, et
un autre jour. Les gémissements des soldats se multipliaient, leurs voix se
faisaient plus insistantes.
« Ça suffit, maintenant !
s’écria Ptolémée. Ça suffit ! Ces soldats ne dorment plus et ne mangent
plus depuis deux jours et deux nuits. Si tu es un homme, va les
retrouver ! Ne peux-tu donc pas les comprendre ? Tu es un roi, tu connais
les raisons du gouvernement et de la politique. Mais eux, ils ne savent qu’une
chose : ils t’ont suivi jusqu’au bout du monde, ils ont donné leur sang
pour toi, et tu les renvoies pour t’entourer de ceux qu’hier encore tu leur
ordonnais de combattre. Ne peux-tu donc pas comprendre ce qu’ils
ressentent ? Crois-tu que l’argent que tu leur as donné constitue une
récompense suffisante ? »
Alexandre sembla se ressaisir. Il
dévisagea Ptolémée comme s’il entendait ces paroles pour la première fois. Puis
il se leva et sortit, tandis que la lumière du jour faiblissait lentement.
L’armée entière était là : des
milliers de soldats désarmés, assis par terre dans la poussière, certains en
larmes.
« Je vous ai entendus,
hommes ! s’exclama-t-il. Croyez-vous donc que je sois sourd ?
Savez-vous que, par votre faute, je ne dors plus depuis deux jours ?
— Nous non plus, nous ne
dormons plus, sire ! répondit une voix anonyme dans le groupe.
— Parce
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