Le Roman d'Alexandre le Grand
fois, le félicitant pour son comportement lors de la bataille
de Chéronée et lui disant qu’il lui manquait. Alexandre entrevoyait dans cette
insistance, en partie inexpliquée, une profonde inquiétude, un malaise inavoué
dont il devinait la cause dans quelque nouvel événement douloureux qui la
hantait.
Au début de l’été, il prit donc la
route du nord en compagnie de son escorte. Il pénétra en Béotie par Tanagra,
passa près de Thèbes par une chaude journée, traversant la plaine sous les
rayons cuisants du soleil, et chevaucha le long des rives du lac Copaïs,
voilées par une brume épaisse.
D’un lent battement d’ailes, un
héron fendait de temps à autre le brouillard qui recouvrait les rives
marécageuses, pareil à un fantôme ; des cris d’oiseaux invisibles
perçaient la chaleur humide, comme des invocations étouffées. Des draps noirs
pendaient aux portes des maisons et des villages, car la mort avait frappé de
nombreuses familles dans leurs liens les plus chers.
Il atteignit Chéronée le lendemain,
à la tombée du soir. Sous le ciel sombre de la nouvelle lune, la ville semblait
laissée en pâture aux fantômes, et il ne parvint pas à évoquer d’image
plaisante de la récente victoire. La plainte du chacal et l’ululement des
chouettes ne lui suggérèrent que des pensées angoissantes au cours de cette
nuit, envahie de cauchemars, qu’il passa sous une tente dressée à l’ombre d’un
énorme chêne solitaire.
Son père ne vint pas l’accueillir :
il se trouvait en Lyncestide, où il rencontrait les chefs des tribus
illyriennes. Le jeune homme regagna le palais après le coucher du soleil, et ne
fut donc fêté que par quelques proches. Fou de joie, Péritas courait dans tous
les sens, se roulait sur le sol en jappant et en frétillant, puis bondissait
pour lui lécher le visage et les mains.
Alexandre en fut quitte avec
quelques caresses et regagna ses appartements, où l’attendait Campaspé.
La jeune femme se précipita à sa
rencontre et se blottit contre lui, puis elle le débarrassa de ses vêtements
poussiéreux et lui fit prendre un bain, tout en le massant longuement de ses
mains douces. Dès qu’Alexandre sortit de la baignoire, elle commença à se
déshabiller. C’est alors que Leptine pénétra dans la pièce. Rougissante, elle
garda les yeux rivés au sol.
« Olympias souhaiterait que tu
la retrouves chez elle au plus vite, lui annonça-t-elle. Elle espère que tu
dîneras en sa compagnie.
— Je n’y manquerai pas »,
répondit Alexandre. Et tandis que Leptine s’éloignait, il chuchota à l’oreille
de Campaspé : « Attends-moi. »
Dès qu’elle l’aperçut, sa mère le
serra avec fièvre sur sa poitrine.
« Qu’y a-t-il,
maman ? » lui demanda le jeune homme en s’écartant.
Olympias avait des yeux immenses,
aussi profonds que les lacs de ses montagnes natales, et son regard reflétait
le violent contraste des passions qui agitaient son âme.
Elle baissa la tête en se mordant la
lèvre.
« Qu’y a-t-il,
maman ? » répéta Alexandre.
Olympias se tourna vers la fenêtre
pour masquer sa déception et sa honte.
« Ton père a une maîtresse.
— Mon père a sept femmes. C’est
un homme fougueux, une seule épouse ne lui suffit pas. De plus, c’est notre
roi.
— Cette fois, c’est différent.
Ton père est amoureux d’une femme qui a l’âge de ta sœur.
— Ce n’est pas la première
fois. Cela lui passera.
— Je te dis que c’est
différent, cette fois. Il est amoureux, il a perdu la tête. C’est comme… (elle
eut un bref soupir)… comme à notre première rencontre.
— C’est différent ?
— Très différent, affirma
Olympias, parce que cette fille est enceinte, et il veut l’épouser.
— Qui est-ce ? interrogea
Alexandre dont le visage s’était assombri.
— Eurydice, la fille du général
Attale. Tu comprends, maintenant, pourquoi je suis inquiète ? Eurydice est
macédonienne, elle appartient à la plus grande noblesse, ce n’est pas une
étrangère comme moi.
— Cela ne veut rien dire. Tu es
d’origine royale, tu descends de Pyrrhos, fils d’Achille, et d’Andromaque,
épouse d’Hector.
— Des fables, mon fils !
Supposons que cette fille accouche d’un garçon… »
Alexandre, brusquement troublé,
observa un moment de silence. « Explique-toi mieux. Dis-moi le fond de tes
pensées : personne ne nous écoute.
— Supposons donc que Philippe
me répudie et
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