Le Roman des Rois
sang.
On massacra tout ce qui avait figure humaine.
Le corps du prêtre venait s’abattre sur celui de l’enfant.
Les portes des maisons furent enfoncées avec autant de violence que l’on mettait à forcer les femmes de tous âges.
On brûla les maisons pillées, on éventra les femmes violées.
On jeta les enfants vivants dans les brasiers.
Les habitants qui s’étaient réfugiés dans les églises n’échappèrent pas au massacre. Dans l’église de la Madeleine, on tua des milliers de personnes : sept ou dix mille, qui le sait ?
Les croisés venus d’Agen et que guidait l’archevêque de Bordeaux, ceux venus d’Auvergne à la tête desquels se trouvait l’évêque du Puy, et ceux, les plus nombreux, que conduisait Arnaud Amalric, depuis Lyon et Montpellier, rivalisaient de cruauté.
Béziers brûla deux jours durant. Seule une poignée d’habitants survécut. Le partage du butin donna lieu à des rixes entre ribauds, et les chevaliers les chassèrent hors de la ville à coups de trique comme on fait des chiens.
Au cours de ces jours de massacre, je n’ai dégainé mon glaive que pour frapper du plat de la lame et, de la pointe, contraindre à fuir ces chiens.
Pendant que les ribauds pillaient, tuaient, brûlaient, j’étais resté aux côtés du légat Arnaud Amalric. Il s’était avancé jusque sur le parvis de l’église de la Madeleine et je l’y avais suivi.
Le sang coulait en rigoles sur les dalles. Les cris de terreur me vrillaient la tête.
J’ai montré un prêtre qui tentait de défendre une femme et son enfant contre deux égorgeurs. Déjà le clerc tombait sous les coups de lance et de poignard. On tuait sans se soucier de savoir qui était hérétique ou fidèle à la foi catholique.
J’ai tenté d’obtenir d’Arnaud Amalric qu’on ne pourchassât et tuât que les hérétiques.
La lèvre méprisante, le regard fiévreux, le légat me répondit :
« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »
Il en fut ainsi tant que dura la croisade.
J’ai chevauché, ma monture piétinant des corps suppliciés.
Ceux de quatre-vingts chevaliers attachés à un gibet dont les fourches patibulaires tombent, tout comme ceux des chevaliers qui ont échappé à la pendaison et ont été égorgés.
On jette d’autres corps dans les flammes des bûchers et dans les puits.
Je le dis : c’est avec une extrême allégresse que nos pèlerins brûlent les hérétiques. Ils étouffent leurs cris sous les pierres qui viennent combler les puits.
Ils prouvent ainsi leur foi. Ils sont victorieux dans ces riches provinces où l’on gagne la bénédiction de l’Église bien plus aisément que dans la lointaine, l’aride, la si dangereuse Terre sainte.
Ici les villes, les châteaux se soumettent en espérant ne pas connaître le sort de Béziers.
Limoux, Castres, Carcassonne, Albi tombent ainsi entre les mains des croisés.
J’écoute prêcher Arnaud Amalric, l’évêque Folquet de Marseille, d’autres prélats, qui, tous, voient dans cette marche victorieuse les signes de la protection que Dieu accorde aux croisés.
Je n’ai pas observé les miracles qu’ils évoquent : les croix de lumière censées se dresser sur les murailles, les pains supposés se multiplier et permettre de nourrir les troupes, les chevaliers frappés en pleine poitrine par des traits d’arbalète et qui ne sont pas blessés.
On s’agenouille pour remercier Dieu de Ses grâces.
Puis l’on court sus aux villes et aux châteaux en chantant le Veni Creator . On continue de massacrer et supplicier à satiété.
« Tuons-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »
On se gave de butin. On emprisonne le vicomte Raymond-Roger Trencavel. En septembre, il meurt enfermé dans une tour de la cité de Carcassonne.
Qui obtiendra sa terre ?
J’ai vu le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol la refuser avec dédain, dégoût, même, parce que le vicomte de Trencavel avait été capturé en violation de la
parole qui lui avait été donnée, et qu’on ne croyait pas à sa mort naturelle.
Mais les yeux de Simon de Montfort ont brillé quand le fief lui a été proposé et qu’après l’avoir accepté il est devenu Simon de Montfort, vicomte de Béziers et Carcassonne. Je l’ai vu, orgueilleux, pénétrer dans les villes de Moissac, de Castelsarrasin, de Muret, dont les habitants ouvraient les portes, baissant la tête, tremblant d’être livrés aux valets, aux ribauds, aux
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