Le salut du corbeau
compliqué. Il n’y a rien de simple. Même pas l’amour.
— Surtout pas l’amour, dit Lionel.
*
Hiscoutine, fête des Rois 1371
Louis avait fait du pain et bien d’autres choses encore. À Hiscoutine, on ne s’était guère préoccupé jusqu’alors des festivités hivernales du carnaval telles que la fête des saints Innocents (12) , mais le retour de Sam avait tout changé. Les jours de réjouissances allaient se succéder jusqu’au carême-prenant, c’est-à-dire jusqu’aux trois jours précédant les Cendres. Cela incluait donc le Mardi gras, qui était la dernière fête avant d’aborder quarante longs jours de privations.
Mais en cette fête de l’Épiphanie, douzième jour après Noël, il restait encore amplement de temps pour s’emplir la panse. Louis s’occupait pour l’heure à confectionner des piles de délicieuses galettes. Les estomacs protestant fort à cause de l’arôme ensorcelant que dégageait la cuisine, Margot servit à tous du vin de merise pour les aider à patienter. Sam annonça à Lionel :
— Ce n’est pas seulement pour faire la guerre qu’on m’a gardé. Tenez, jetez un coup d’œil là-dessus, dit-il en faisant circuler un codex* à quatre plis qu’il avait trimballé dans son bagage. Un noble bourgeois de votre connaissance m’a commandé ceci. Il a nom Nicolas Flamel (13) . Je ne l’ai pas terminé.
Le codex* ne contenait qu’une seule petite peinture. Le reste, demeuré vierge, avait été vraisemblablement destiné à contenir une légende. Lionel, qui le regarda en premier, ne fit semblant de rien. Chacun se fit ensuite un point d’honneur de ne pas y remarquer le bourreau sans cagoule qui tenait les liens de sa victime, un vieil homme aux traits imprécis qu’il conduisait à l’échafaud. L’image était trop indécente par son réalisme. Il eût fallu que les traits du tortionnaire fussent eux aussi anonymes afin d’exacerber ceux de la victime, qui, eux, traduisaient un héroïsme tragique et résigné. C’était ce qu’avait dû jadis exprimer le visage de Firmin.
Lionel dit, avec une neutralité forcée :
— Cette nouvelle forme d’art est très perturbatrice. Regarde ça, Margot.
Lionel lui passa l’image ; elle l’observa avec un intérêt non feint. Il dit encore :
— Des visages qui se démentent l’un l’autre, mais qui raillent toute possibilité de bonheur dans un ensemble parfait. Chacun à sa propre manière exprime l’absence d’espoir, mais il n’en est pas moins impitoyable. Ce sont des gens qui ont appris à survivre.
— Il ne s’en fait plus, des gens comme ce malheureux, désormais, dit-elle en rendant l’image au moine. Je parle du prisonnier, comme de raison.
— Eh, nous autres aussi, on veut voir, intervint Toinot.
Lionel lui remit le codex* ouvert.
— C’est mieux ainsi, je crois, dit le moine pensivement. Car de telles gens ne sauraient où trouver leur place dans le monde actuel. Nos combats ne sont plus les leurs.
La peinture semait quelques toux gênées sur son passage.
— Qu’on le veuille ou non, poursuivit Lionel, ce sont des gens comme eux qui ont fait l’histoire. Nous sommes loin de ces récits feutrés racontés du bout des lèvres par des orateurs idéalistes. Eux souhaiteront en rester aux enluminures, et ton livre sera détruit. C’est trop. Il y a quelque chose de terriblement humain dans une image comme celle-là. Comme lors de ces jeux théâtraux auxquels on assiste parfois, les images sont conçues pour stimuler l’appétit de l’imagination et non pas pour le satisfaire. Ce qu’on y montre nous permet d’évoquer la manière dont cela a pu survenir.
— Ah, Lewis Rewett, dit tout à coup Iain.
Leur hôte s’avançait en portant un grand plateau sur lequel les galettes chaudes avaient été empilées. Il retira son tablier et prit place à table avec eux. Le codex* avait mystérieusement disparu entre les mains de Jehanne avant qu’il n’eût le temps de l’apercevoir.
Deux cruchons de vin plus tard, alors qu’il ne restait plus que quelques galettes refroidies, Louis porta la main à sa bouche et en sortit la fève, en la tenant entre le pouce et l’index.
— Votre Majesté ! s’exclama Jehanne.
Gourmande, elle ne le quittait pas des yeux. L’ivresse l’avait rendue à son exubérance naturelle que nul ne lui avait plus vue depuis longtemps. La réserve que Louis l’avait contrainte à adopter s’effritait devant eux tous comme du
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