Le Sang d’Aphrodite
PROLOGUE
Le printemps 1074 fut précoce sur les terres de Tchernigov 1 . Après les averses et les giboulées de la semaine sainte, le mois de mai était doux et humide. L’air tiède tamisait les parfums de la sève montante auxquels se mêlaient les fragrances des bourgeons et l’odeur des herbes aromatiques.
Anna, la sœur cadette du jeune boyard 2 Boris, s’enivrait de ces effluves. Assise sur sa cape doublée de zibeline, elle se trouvait au milieu d’une clairière ensoleillée, au fond du vaste jardin de leur domaine. Elle venait de faire l’amour et ne portait qu’un jupon de soie blanche qui moulait les courbes harmonieuses de son corps. Sa silhouette, lui avait dit son amant, évoquait la grâce éternelle des statues de la Grèce antique… Aujourd’hui, il était arrivé plus tôt que d’habitude. Elle venait de disposer les plats apportés en cachette de la maison quand il avait surgi derrière elle, l’enlaçant par la taille et la couvrant de baisers avides dans le cou et sur les épaules.
Anna eut un sourire gourmand. Elle se sentait grisée par le vin, échauffée par leurs étreintes passionnées. La brise légère et la terre fleurie éveillaient son désir. Ah, qu’il était doux de céder à cette ivresse des sens ! Quel mal y avait-il à cela ? Depuis près d’une lune, Anna avait un amant. Alors que les autres couples attendaient la nuit pour s’adonner aux plaisirs de la chair, calfeutrés derrière portes et volets clos, Anna et son bien-aimé avaient l’audace de s’aimer en plein jour, sous le soleil ardent qui dorait leurs corps enlacés. Ils ne craignaient point que quelqu’un vînt interrompre leurs ébats, tant le moment et l’endroit étaient impropres à toute intrusion. Leur folle hardiesse les protégeait mieux que l’obscurité.
Son amoureux la rejoignait peu avant l’heure du repas. Tandis que les domestiques s’activaient dans les cuisines, la suivante d’Anna apportait une abondante collation dans la chambre de sa maîtresse. Ayant posé le plateau sur le rebord de la fenêtre, Anna se glissait au-dehors et l’emportait au jardin à l’abri des regards, puis elle revenait chercher un édredon de plumes de cygne ou l’une de ses pelisses qu’elle étendait sur l’herbe. Son bien-aimé apportait une flasque de vin de Chypre, ainsi que l’élément essentiel de leur rituel amoureux : un mystérieux élixir, le Sang d’Aphrodite. Ils avalaient quelques gouttes de cette potion épicée et suave avant de s’en oindre le corps et les cheveux. L’odeur subtile mais tenace demeurait longtemps collée à la peau, pareille aux mélanges capiteux des parfumeurs.
Anna s’étira comme une chatte, cacha son visage au creux de son coude et inspira profondément. Prise de vertige, elle pensa aux lèvres douces de son amant et à ses mains expertes. Elle savait qu’ils commettaient un péché mortel. Aux yeux des popes et des bons orthodoxes, ils méritaient un terrible châtiment ici-bas avant de subir celui de l’Enfer. Elle eut un sourire malicieux. Renoncer aux plaisirs de l’amour ? Pas question ! Lorsqu’elle serait vieille, elle aurait le temps de se repentir et de se réconcilier avec Dieu.
Anna rejeta en arrière ses cheveux blonds et caressa du bout des doigts son pendentif en forme de dague. Le contact du métal sur sa poitrine la fit frissonner. Elle jeta un coup d’œil sur le petit tas de vêtements : sa tunique de soie blanche et sa robe de lin bleu foncé. Elle s’apprêtait à les enfiler puis se ravisa : elle n’en avait pas envie, pas encore.
Anna se releva d’un mouvement gracieux de jeune animal. Elle huma ses poignets : ce parfum l’enveloppait du souvenir de son amant. Elle avait espéré qu’il s’attarderait auprès d’elle, mais il s’était éclipsé sans lui expliquer la raison de sa hâte. Dieu qu’il était imprévisible ! Parfois, il partait précipitamment avec un air soucieux ; d’autres fois, il réapparaissait aussitôt pour reprendre leurs jeux amoureux…
Soudain, elle entendit un bruissement derrière elle. Son pouls s’accéléra. Immobile, elle savoura l’attente. Encore un instant, et elle allait sentir sur sa peau les paumes de son bien-aimé.
Anna sourit et se retourna vers lui.
Elle vit un long poignard flamboyer au soleil.
Ses prunelles s’élargirent. Instinctivement, elle saisit la petite dague qu’elle portait en sautoir et tenta de frapper. Trop tard ! La lame aiguisée avait
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