Le sang des Borgia
à l’avant du navire. L’endroit était minuscule, d’une saleté infecte, mais au moins y avait-il une fente dans la porte. Tout valait mieux que le cercueil dans lequel on l’avait embarqué.
Pendant le voyage, César reçut chaque jour un peu d’eau croupie et des biscuits de mer que lui apportait un membre d’équipage. L’homme prenait soin de marteler les biscuits sur le pont, pour en chasser les vers, puis les brisait en petits morceaux qu’il fourrait dans la bouche de son prisonnier.
— Désolé de vous laisser vos liens, lui avait-il dit, mais ce sont les ordres du capitaine. Il faudra attendre l’arrivée à Valence.
Le galion, après une traversée difficile, parvint enfin à Villanueva del Grao. Ironiquement, c’était de là que le grand-oncle de César, devenu ensuite pape sous le nom de Calixte, s’était embarqué pour l’Italie, plus de soixante ans auparavant.
Le port était plein de soldats, et il n’était plus nécessaire de passer inaperçu. César fut une fois encore jeté sur une mule et ses geôliers, empruntant une rue pavée longeant le port, le conduisirent jusqu’à un grand château qui faisait désormais office de prison. Cette fois, il ne chercha pas à se débattre.
Ses liens ne lui furent ôtés qu’après qu’on l’eut enfermé dans une minuscule cellule en haut de la forteresse, et devant laquelle quatre gardes stationneraient en permanence.
Se frottant les poignets, il regarda autour de lui. Un matelas taché sur le sol, un bol rouillé, un seau hygiénique qui empestait… Devrait-il passer là le reste de sa vie ? Si oui, elle ne serait pas bien longue ! De toute façon, ses vieux amis Ferdinand et Isabelle, si dévots, ne tarderaient pas à le faire torturer et exécuter.
Les jours passèrent, puis les semaines. Assis sur le sol, César tentait de s’occuper l’esprit en comptant : les cafards sur le mur, les taches au plafond, le nombre de fois où l’on ouvrait furtivement le judas de la porte. Chaque semaine, on lui permettait de sortir une heure dans la cour, et chaque dimanche il avait droit à une bassine d’eau croupie pour se laver.
Cela valait-il mieux que la mort ? se demandait-il. Il hésitait, tout en demeurant persuadé que bientôt il connaîtrait la réponse.
Pourtant, les semaines devinrent des mois sans que rien ne change. Parfois, il croyait être devenu fou, oubliant où il était, s’imaginant qu’il se promenait sur les rives du Lac d’Argent, ou discutant avec son père. Il tentait de ne jamais penser à Lucrèce, et pourtant à certains moments elle semblait être là, caressant ses cheveux, baisant ses lèvres, lui parlant d’une voix douce…
Il avait désormais le temps de penser à son père, de voir ce qu’il s’était refusé à voir, tout en s’efforçant de ne pas lui reprocher ses erreurs. Était-il aussi grand qu’il l’avait cru ? Il avait eu la brillante idée de lier à jamais Lucrèce et César, mais c’est bien ce que celui-ci lui reprochait ; cela leur avait coûté trop cher à tous les deux. Aurait-il, pour autant, préféré vivre sa vie sans elle ? Il ne pouvait l’imaginer, bien que cela l’eût empêché d’en aimer une autre. Pauvre Alfonso, dont la propre jalousie avait causé la mort ! Cette nuit-là, il pleura, sur lui-même comme sur le mari de sa sœur. Elle l’avait tant aimé…
C’est à cette occasion qu’il résolut de se débarrasser de sa passion pour Lucrèce, de mener une vie tranquille avec Charlotte et leur fille Louise. Si bien entendu il sortait de ce cachot, si le Père Céleste lui accordait le pardon…
César se souvint de ce que son père lui avait répondu, des années auparavant, quand il lui avait avoué ne pas croire à Dieu, à la Vierge ou aux saints : « Bien des pécheurs disent la même chose, parce qu’ils ont peur du châtiment après leur mort. Ils tentent donc d’échapper à la vérité. » Et d’ajouter, en lui prenant les mains : « Les hommes perdent la foi quand les cruautés du monde les submergent ; ils ne peuvent plus croire en la bonté divine. Ils doutent de l’existence de Dieu, refusent de se soumettre à l’Église. Mais la foi doit être ravivée par l’action, comme tant de saints l’ont fait. Je n’ai pas très haute opinion de ceux qui s’enterrent dans des monastères et réfléchissent pendant des années sur les mystères de l’existence. Ils ne font rien pour l’Église, ils ne l’aident pas à survivre
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