Le sang des Borgia
intervention chirurgicale, chaque fois qu’il se sentait mal à l’aise ou voulait se changer les idées, il lisait des livres sur la Renaissance italienne, et rédigeait quelques pages qu’il me faisait lire pour que nous en discutions.
Mario était quelqu’un de très drôle, qui savait voir les choses sous un angle inattendu.
— Lucrèce était une bonne fille ! me dit-il un jour que nous travaillions dans son bureau.
J’éclatai de rire.
— Et le reste de la famille ? Ce sont les méchants, non ?
— César était un patriote qui voulait être un héros, Alexandre un père aimant, un vrai chef de famille. Comme tout le monde, ils ont fait des choses viles, mais ça ne fait pas d’eux de mauvaises gens.
Ce jour-là, nous discutâmes d’eux pendant des heures, et le soir il acheva la scène où César explique à son père qu’il ne veut plus être cardinal.
Mario ne consentait à sortir de chez lui pour aller dîner dehors que lorsque Bert Fields – un de ses meilleurs amis, son avocat, de surcroît historien distingué – était en ville. Que ce soit sur la côte Est ou la côte Ouest, la conversation finissait toujours par en revenir aux Borgia. Bert était lui aussi fasciné par la Renaissance, ses querelles de pouvoir et ses fourberies. « Quand auras-tu fini le livre sur les Borgia ? » demandait-il toujours.
— J’y travaille ! répondait invariablement Mario.
— Il en a déjà écrit une bonne part, ajoutais-je.
Et Bert semblait satisfait. Jusqu’à la prochaine fois.
Tous deux se téléphonaient souvent pour échanger des anecdotes, se demander conseil ou se communiquer leurs observations. Ensuite, Mario et moi discutions toujours des Borgia, et l’idée de raconter l’histoire de la famille le passionnait.
En 1995, après une journée passionnante passée à parler de l’amour, des relations entre les êtres, des trahisons, je lui dis :
— Je t’aiderai à finir le livre sur les Borgia.
Il sourit :
— Je ne collaborerai avec quelqu’un que lorsque je serai mort.
— D’accord ! Mais, dans ce cas, que pourrai-je bien faire d’un livre inachevé ? demandai-je d’une voix que je voulais très calme.
Il éclata de rire :
— Le terminer !
— Mais je ne saurais pas. Je ne me souviens plus de ce que tu m’as appris, dis-je, incapable d’imaginer le monde sans lui.
Il me tapa sur l’épaule :
— Mais si ! Tu connais l’histoire, j’en ai beaucoup écrit, et nous en parlons depuis des années. Tu combleras les lacunes.
Il me caressa la joue et ajouta :
— Je t’ai vraiment appris tout ce que je savais.
Deux semaines avant sa mort, il n’avait rien perdu de sa lucidité, même si son cœur le lâchait. Un jour, comme il était assis à son bureau, il sortit d’un tiroir un ensemble de pages de couleur jaune, zébrées d’annotations au feutre rouge. Je crus qu’il s’agissait d’un fragment d’un livre sur la mafia, mais il n’en était rien.
— Lis-le, dit-il en me les tendant.
J’avais à peine commencé que je fondis en larmes. C’était le dernier chapitre du livre sur les Borgia.
— Finis-le, dit-il. Promets-le-moi.
C’est ce que j’ai fait.
Carol Gino
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