Le sang des Borgia
celle d’une armée, tient à la fidélité qui unit ses membres. D’ailleurs, haïr son frère est un péché mortel, pourquoi mettre ton âme en danger de damnation ?
Se relevant, il sourit et tapota son imposante bedaine :
— J’ai assez d’amour pour vous tous, non ?
Rodrigo Borgia était un homme d’allure massive, de grande taille et d’un poids imposant, assez avenant, mais aux manières plus rugueuses qu’aristocratiques. Son regard avait souvent une lueur amusée ; son grand nez, ses lèvres sensuelles, qui souriaient fréquemment, lui donnaient une allure agréable. Mais c’étaient son magnétisme personnel, l’énergie émanant de lui, qui lui permettaient d’être considéré comme l’un des hommes les plus attirants de son temps.
— César, tu peux prendre ma place, dit Lucrèce d’une voix si claire que le cardinal se tourna vers elle, fasciné. Elle avait croisé les bras, ses longues boucles blondes lui tombaient sur les épaules, son visage angélique avait une expression de farouche résolution.
— Tu ne veux pas tenir la main de ton père ? demanda le cardinal avec une moue faussement boudeuse.
— Je ne vais pas pleurer pour ça, dit-elle.
— Lucrèce, intervint César, ne sois pas sotte ! Juan fait le bébé, il peut très bien se débrouiller seul !
Il contempla avec dégoût son cadet qui essuyait ses larmes d’un revers de sa manche de soie.
Le cardinal ébouriffa les cheveux de son cadet :
— Cesse de pleurnicher et prends ma main.
Puis, se tournant vers César :
— Et toi, mon petit soldat, prends l’autre !
Il eut un grand sourire à l’adresse de Lucrèce :
— Et toi, ma douce enfant ? Qu’est-ce que papa va faire de toi ?
Elle demeura impassible, ce dont son père fut enchanté :
— Tu es bien ma fille ! Pour te récompenser de ta générosité et de ton courage, tu vas t’asseoir à la place d’honneur.
Se penchant, il souleva la fillette et la déposa sur ses épaules. Puis il éclata de rire. Sa fille donnait vraiment l’impression d’être une superbe couronne sur une tête de cardinal.
*
Le même jour, il installa ses enfants dans le palazzo Orsini, en face de celui qu’il occupait au Vatican. Sa cousine Adriana Orsini, désormais veuve, s’occuperait d’eux et ferait office de gouvernante, tout en se chargeant de leur éducation. Quand son propre fils, Orso, alors âgé de treize ans, fut officiellement fiancé, sa promise, Julia Farnèse, vint au palais aider Adriana.
Les enfants du cardinal rendaient souvent visite à leur mère, désormais mariée, pour la troisième fois, à Carlo Canale – choisi par Rodrigo Borgia, comme d’ailleurs les deux précédents. Une veuve ne pouvait rester seule, il lui fallait un mari pour la protéger et défendre la réputation d’une demeure respectable. Le cardinal se montra généreux avec elle – et elle avait hérité de ses deux précédents époux. Contrairement à certaines courtisanes issues de l’aristocratie, fort belles mais sans cervelle, Vanozza était une femme à l’esprit pratique, que Rodrigo admirait fort. Elle possédait à la campagne un domaine qui lui assurait de confortables revenus, mais aussi plusieurs auberges bien tenues ; fort pieuse, elle avait fait édifier une chapelle à la Madone dans laquelle elle venait prier chaque jour.
Au bout de quelques semaines, elle dut se séparer de Geoffroi, que l’absence de ses frères et de sa sœur semblait rendre inconsolable. Tous les enfants de Rodrigo Borgia furent donc confiés aux soins de sa cousine.
Comme il convenait à des enfants de cardinal, ils eurent droit aux meilleurs précepteurs de Rome, qui leur enseignèrent les humanités, l’histoire ancienne, l’astronomie et l’astrologie, le français, l’espagnol et, bien entendu, le latin. L’intelligence et l’esprit de compétition de César lui permirent d’exceller, bien que Lucrèce se montrât la plus prometteuse, car elle avait du caractère.
Bien des jeunes filles entraient au couvent pour s’y consacrer à Dieu ; mais elle adorait les arts, et apprit à dessiner, à jouer du luth et à danser. Elle brodait superbement, sur des tissus aux fils d’argent et d’or.
C’était d’ailleurs là une obligation : de tels talents accroissaient sa valeur en vue d’alliances matrimoniales qui, plus tard, serviraient la famille. La poésie était l’un de ses passe-temps favoris : elle consacrait de longues heures à écrire des vers
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