Le sang des Dalton
corps du reste de la bande pour qu’il puisse examiner leurs visages et se rendre compte qu’ils étaient morts. »
J’ai réussi à sourire à presque toutes ces anecdotes, mais pour finir, j’ai cessé d’écouter. J’ai enfilé mes double foyer, je me suis installé au-dessous d’une lampe, jambes croisées, et je n’ai plus entrevu le reste de la compagnie que par-dessus le sommet de mon quotidien, quand je me léchais le pouce.
Il y avait des photographies de la veille, l’une de moi avec mon chapeau entre les mains, tête baissée, en train de prier pour mes frères, une autre où j’étais avec John Tackett dans la salle de restaurant de l’hôtel et où j’inspectai le barillet de mon pistolet et une troisième d’Emmett Dalton monté sur un cheval à la robe foncée dans les bois, près d’Onion Creek, « où fut échafaudée l’attaque ».
Julia attachait son collier face à la glace de la commode ; Macdonald a écrasé sa cigarette, debout à côté de mon fauteuil.
« Prêt ? » s’est-il renseigné.
Les Dalton et leur suite ont rejoint en ascenseur le hall de l’hôtel, où ils ont été accueillis par les applaudissements d’une large assemblée de commis, de fondeurs et de secrétaires en foulards à pois, ainsi que, à l’ombre sous l’avant-toit, de pompistes, d’adolescents mastiquant du chewing-gum, de peintres en bâtiment en salopette blanche, de messieurs en costume sombre avec des feutres gris et de deux instituteurs avec leurs jeunes élèves ; des flashs se sont déclenchés quand j’ai ébauché un salut de la main gauche.
Je me suis dirigé vers la First National Bank comme je l’avais fait à vingt ans, talonné par des gamins qui s’efforçaient de poser les pieds sur les mêmes briques que moi. Un millier de personnes peut-être m’ont fixé du regard avec révérence lorsque je me suis immobilisé devant les portes de la Condon, que j’ai promené une main sur le bois criblé de trous et que j’ai narré ma version de la grande attaque de Coffeyville. Puis j’ai traversé Walnut Street comme l’avait fait mon frère Grat, me remémorant à voix haute la violente fusillade, les barricades de chariots, la fumée qui flottait devant la quincaillerie Isham. Une foule d’adultes et d’enfants se bousculaient autour de moi pour contempler, bouche bée, la clôture couverte de vesce devant laquelle mon frère Bob avait été tué. Du talon, j’ai marqué dans la terre l’endroit où j’étais tombé, puis j’ai constaté que mon auditoire s’était écarté et que six des survivants parmi les hommes qui m’avaient tiré dessus quarante-cinq ans auparavant se tenaient dans la ruelle, en costume noir, un ruban rouge sur la poche de poitrine. L’un d’eux était dans une chaise roulante en bois ; deux autres avaient des cannes ; ils se sont abrité les yeux du soleil et m’ont souri, puis ils se sont timidement approchés pour me serrer la main.
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[1] Secte protestante puritaine, d’origine cévenole qui s’est implantée en Amérique au XVIII c siècle et dont l’austérité s’exprime jusque dans le mobilier dépouillé et strictement fonctionnel. (N.d.T.)
[2] Commandant militaire, avocat, confident de George Washington et premier secrétaire d’État au Trésor de l’histoire des États-Unis. (N.d.T.)
[3] Jeu de cartes similaire à la belote. (N.d.T.)
[4] Rassemblements éducatifs de plusieurs jours, souvent en milieu rural, lors desquels la population locale pouvait assister à des conférences et des pièces de théâtre. Le nom fait référence au lac Chatauqua, dans l’ouest de l’État de New York, où fut organisée la première manifestation de ce genre. (N.d.T.)
[5] Organisation visant à lutter contre l’érosion du cours des denrées agricoles en promouvant la coopération entre agriculteurs de manière à court-circuiter les intermédiaires. (N.d.T.)
[6] Société de secours mutuels, ancêtre des mutuelles actuelles. (N.d.T.)
[7] En français dans le texte. (N.d.T.)
[8] Jeu de cartes dans lequel le joueur choisit deux cartes parmi les quatre disposées devant lui, puis parie sur la carte de même valeur qui sera selon lui la première à sortir lors de la distribution du reste du jeu de même valeur. ( N.d.T.)
[9] Roman d’Owen Wister salué comme l’un des premiers westerns littéraires. (N.d.T.)
[10] Évangeline, conte d’Acadie, traduit de l’anglais et adapté en vers français par Hector
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