Le secret des enfants rouges
ferait peut-être progresser son enquête au sujet de la mort de Léonard Diélette ? Un miaulement lui fit lever la tête. Perché sur un muret un maigre chat noir lui tenait un discours.
Assise au bord du sommier, Anna Marcelli examinait la chambre circonscrite par quatre cloisons. Des piles de bouquins de la Collection populaire s’entassaient sur le plancher, un fauteuil perdait son rembourrage entre une table cagneuse, un poêle crapaud en hibernation et le lit recouvert d’une toile rayée évoquant la tenue réglementaire des bagnards. Ce qui la ravissait, c’était la fenêtre, oh, un modeste chien-assis, mais muni d’un appui où l’on pouvait s’accouder pour contempler l’agitation de la place Saint-André-des-Arts.
Anna savourait ce coin de paradis. Ses papillons noirs s’envolaient au-delà des carreaux, le ciel les avalait. La chape d’angoisse et de fatigue qui pesait sur elle depuis huit années se fondait dans la lumière de ce samedi d’avril. Elle s’étonnait qu’un garni si étroit, au plafond en chapeau de gendarme, produisît sur elle un tel effet.
Installé à la table, Mathurin griffonnait des pages, aussitôt réduites à l’état de boulettes. Le manche du porte-plume à la bouche, il hésitait, comptait les mouches, puis se remettait fébrilement à écrire en marmonnant des mots incohérents :
— L’or de tes prunelles … Non, ça ne rime pas. Tes Yeux de perle rare … Oui, c’est bon. Tes yeux de perle rare brillent au couchant… Non ! Brillent au firmament…
Durant cet interminable périple à pied de Popincourt à Saint-Michel, il lui avait conté sa jeunesse à Bordeaux, son désir de monter à Paris, l’opposition de son tabellion de père qui n’avait accepté ce départ qu’à la condition que son fils étudierait le droit. Pendant un an, doté des deux cents francs mensuels qui lui permettaient de se payer une chambre à cinquante francs et des biftecks à quarante centimes au bouillon Chartier, Mathurin avait gravi chaque matin la montagne Sainte-Geneviève afin de débroussailler les méandres de la législation. Jusqu’au jour où, à force de fréquenter sous les arcades de l’Odéon des poètes en rupture d’université, il avait dit adieu aux codes et au notariat et s’était lancé dans l’art dramatique. À la suite de son échec aux examens, papa lui avait coupé les vivres. Il avait alors exercé divers petits métiers, porteur aux Halles, allumeur de poêles dans les bureaux de la préfecture, colleur d’affiches, pion.
— Qui sait si mes pièces seront jouées ? Qu’importe, je n’ai aucun regret, je suis pareil au génie prisonnier d’une bouteille dont le bouchon vient de sauter : enfin libre ! Libre ! Je suis riche de ma liberté ! avait-il hurlé en pleine rue.
Anna réprima un soupir. Cette richesse-là, elle en avait soupé. Il fallait absolument se procurer de la nourriture, du pétrole, du charbon, car les pommes de terre crues de Mathurin ne constituaient pas un plat de résistance.
— Eurêka !
Tes yeux de perle rare brillent au firmament
De cette capitale où je suis étudiant
déclama Mathurin.
Il se pencha vers elle, quêtant son approbation.
— C’est très beau. Écoutez, je suis habituée à m’occuper. Je vais vous laisser à votre inspiration et retourner récupérer mon orgue. Grâce à vous, je m’en sens la force. J’irai chanter, avec de la chance je nous achèterai de quoi dîner.
— Il ne sera pas dit que Mathurin Ferrant s’abaisse à être entretenu par une personne du sexe !
— Non, non, tranquillisez-vous, j’aime mon travail ! À ce soir.
Il fixa la porte close.
— La reverrai-je ? Je n’ai jamais eu beaucoup de succès auprès des femmes. Dommage, elle est mignonne à croquer, cette petite, et… Tes yeux de perle rare… Tes seins de nacre rose… Qu’est-ce qui rime avec rose ?,
Au premier étage d’un immeuble cossu de la rue de la Grange-Batelière, la salle de rédaction du Passe-partout était, comme à l’ordinaire, en ébullition. Au milieu du va-et-vient des membres du personnel, un petit homme placide et rondouillard, le cigare éteint calé derrière l’oreille, affrontait un grand gaillard en dolman à brandebourgs qui suçait des cachous.
— Cher inspecteur, puis-je gentiment vous faire remarquer qu’annoncer aux lecteurs que la Prusse fête le soixante-dix-septième anniversaire du prince de Bismarck, qu’il y a un chien pour
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