Le secret des enfants rouges
chiquenaude. L’importun fila sans demander son reste, tandis que le sauveur d’Anna baissait les yeux vers elle et, soulevant son feutre Rembrandt couronnant ses cheveux longs, s’exclamait :
— Sainte Geneviève !
Interloquée, elle n’osait esquisser le moindre mouvement de crainte que cet inconnu, au cerveau visiblement dérangé, ne l’agressât à son tour.
— Rassurez-vous, mignonne, je suis sain d’esprit, c’est juste que vous ressemblez trait pour trait à l’héroïne de ma pièce, enfin telle que je me la représente.
— Votre pièce ? parvint-elle à articuler.
— Un drame en cinq actes intitulé La Vierge de Lutèce , je n’ai plus que deux scènes à rédiger.
— Oh ! Vous êtes écrivain ?
— Mathurin Ferrant, rimailleur, énonça-t-il en la saluant si bas qu’elle sourit malgré elle.
— Ventre-saint-gris ! Je constate que mes effets comiques remportent du succès. Peut-être devrais-je abandonner la tragédie.
Il tira un pain au lait de sa poche, le partagea en deux et lui en offrit la moitié.
— Et à qui ai-je l’honneur, gente damoiselle ?
— Je m’appelle Anna Marcelli.
— Patronyme indubitablement latin, la patrie de Dante, de l’Arioste et du Tasse ! Puis-je vous régaler d’un café français, madame ou mademoiselle Marcelli ?
— Mademoiselle.
Ils s’installèrent au fond d’une salle presque vide à une petite table couverte d’une toile cirée. La patronne, une blonde courtaude et dodue, leur servit deux grands bols de café crème auquel elle tint à ajouter deux tartines, parce que, expliqua-t-elle, elle aimait encourager les artistes.
— Merci, madame Noblat, je vous inviterai à la couturière de mon œuvre au Théâtre-Français, lança Mathurin en lui pinçant la joue.
Il attendit qu’elle regagne le comptoir et confia à Anna :
— Elle est persuadée que je suis sur le point de devenir célèbre et qu’ ensuite je l’ épouserai. Elle se trompe sur le second point !
Il s’esclaffa et aspira le contenu de son bol. Sans qu’elle comprît pourquoi, Anna se sentait réconfortée en compagnie de ce gaillard chevelu. Aussi quand il lui demanda si elle exerçait un métier, répondit-elle spontanément :
— Je suis musicienne. Je m’accompagne à l’orgue de Barbarie. J’interprète des mélodies italiennes ou françaises, certaines ont été composées par mon père. Il est mort. Quand je chante, même si je piétine dans la boue, je suis heureuse et je m’efforce d’insuffler ma joie à ceux qui m’écoutent. Souvent, ils reprennent le refrain en cœur, c’est un grand moment de bonheur.
— Comme moi, lorsque j’écris ! Je m’évade. Parfois je chevauche à travers steppes et forêts en hurlant : hiong ! hiang ! hun ! Je surpasse en férocité tout ce qu’on peut imaginer. D’autres fois, je suis Geneviève, j’exhorte les habitants de Lutèce à résister aux hordes barbares et je me sens illuminé d’une profonde paix intérieure. Nous étions faits pour nous entendre, serrez-moi la main !
Il faillit lui broyer les doigts, sa paume était chaude et ferme.
— Vous êtes gelée… Madame Noblat, un cognac ! Vous le mettrez sur mon ardoise.
Anna voulut refuser, mais Mathurin insista tant qu’elle se résigna à boire une gorgée d’alcool. Sa grimace le réjouit.
— Moi, j’avais froid, hier soir dans mon garni. Alors je suis allé dormir chez un collègue du lycée Voltaire où j’étais pion.
— Pion ?
— Surveillant. Hélas, j’ai été saqué il y a huit jours sous le fallacieux prétexte que j’avais lu un récit immoral aux élèves. Maupassant, immoral ! Il est vrai que j’ai également vendu des billets de loterie aux internes en leur promettant mon chapeau s’ils tiraient le numéro gagnant… Bah ! La vie est un chapelet de misères que le philosophe doit supporter en silence. Je décrocherai un autre boulot. Ah, ventre-saint-gris ! Je parle, je parle, vous devez être pressée d’aller pousser la ritournelle.
Elle se rembrunit.
— Impossible… Mon orgue est à la maison, et je n’ose rentrer. J’ai passé la nuit à l’asile.
— Je vois… Une dispute d’amoureux.
Il étrilla sa barbe entre son pouce et son index.
— Non, vous ne voyez rien. Hier matin, j’étais en train de déjeuner quand il y a eu…
— Pas un mot ! C’est votre secret, je le respecte. Ainsi que je vous l’ai conté, je manque de charbon, mais je suis
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