Le seigneur des Steppes
Ce
qu’il avançait semblait plausible, mais les yeux fureteurs de Kökötchu ne
cessaient de l’observer, pour guetter sa réaction à ses paroles.
— Amène deux chèvres, Börte. Voyons ce qu’il peut faire.
Pendant que l’épouse de Gengis sortait dans l’obscurité,
Kökötchu utilisa le linge pour frotter la poitrine et le ventre de Temüge. Lorsqu’il
introduisit ses doigts dans la bouche du jeune homme, celui-ci s’éveilla de
nouveau, les yeux brillants de terreur.
— Reste tranquille, mon garçon, je suis là pour t’aider.
Le chamane ne se retourna pas quand on amena les chèvres
bêlantes et continua à concentrer toute son attention sur le malade confié à
ses soins. Avec la lenteur d’un rituel, il tira de son deel quatre bols
en cuivre qu’il posa sur le sol. Il les remplit de poudre grise, alluma une
bougie au poêle. Bientôt, des serpents de fumée blanchâtre rendirent l’air de
la tente étouffant. Kökötchu respira à fond pour emplir ses poumons ; Hoelun
toussa dans sa main et devint cramoisie. La fumée lui faisait tourner la tête
mais pas question de laisser son fils seul avec un homme en qui elle n’avait
pas confiance.
À voix basse, Kökötchu commença à psalmodier dans la plus
ancienne langue de leur peuple, presque oubliée. En l’entendant, Hoelun se
rappela les guérisseurs et les chamanes de sa jeunesse. L’incantation fit
naître des souvenirs plus sombres chez Börte, dont l’époux avait un jour récité
ces mots en dépeçant des hommes et en la forçant à avaler des morceaux de leur
cœur rôti. C’était une langue de sang et de cruauté qui convenait parfaitement
aux rudes plaines de l’hiver. Elle n’avait pas de mot pour tendresse ou amour. Tandis
que Börte écoutait, les rubans de fumée pénétraient en elle et engourdissaient
son corps. Les images atroces provoquées par les mots tombant de la bouche du
chamane la firent soudain hoqueter.
— Silence, femme ! la tança Kökötchu. Tais-toi
quand les esprits arrivent.
Il reprit de plus belle son incantation, répétant les mêmes
phrases avec plus de force et d’urgence. La première chèvre bêla de peur quand
il la tint au-dessus de Temüge. Il l’égorgea et laissa son sang fumant couler
sur le fils d’Hoelun. Temüge poussa un cri mais sa mère posa une main sur ses
lèvres et il se tut.
Kökötchu laissa tomber l’animal qui ruait encore. Accélérant
la cadence de son chant, il ferma les yeux et plongea profondément la main dans
le ventre de Temüge. Le jeune homme demeura silencieux et Kökötchu dut presser
fortement la boule de chair pour le faire crier. Le sang cacha le mouvement vif
qu’il fit pour dénouer le boyau étranglé et le renfoncer derrière la paroi de
muscles. Son père lui avait montré comment faire avec une vraie tumeur et Kökötchu
avait vu le vieil homme s’approcher de l’homme ou de la femme qui hurlait, et
crier en réponse devant la bouche béante pour que sa salive pénètre dans leur
gorge. Son père les avait emmenés si loin au-delà de l’épuisement qu’ils
étaient perdus, qu’ils étaient fous et qu’ils croyaient en son pouvoir. Kökötchu
avait vu des grosseurs énormes se dégonfler et disparaître, passé ce point de
souffrance et de foi. Si un homme s’abandonnait totalement au chamane, les
esprits récompensaient parfois cette confiance.
Il n’y avait aucun honneur à utiliser ce savoir pour berner
un jeune homme au ventre noué, mais la récompense serait grande. Temüge, frère
du khan, serait toujours un allié précieux. Kökötchu se remémora les mises en
garde de son père contre ceux qui trompaient les esprits avec des mensonges et
des tours. Le vieil homme n’avait jamais compris le pouvoir, ni l’ivresse qu’il
procurait. Les esprits voletaient autour de la crédulité telles des mouches
autour de la viande. Ce n’était pas une erreur de propager cette crédulité dans
le camp de Gengis, elle ne ferait que renforcer son autorité.
Haletant, Kökötchu roulait des yeux en poursuivant son
incantation. Avec un cri de triomphe, il ramena sa main, l’ouvrit, montra le
morceau de foie de veau qu’il y avait caché et le fit sauter dans sa paume, comme
si c’était quelque chose de vivant. Börte et Hoelun reculèrent.
Sans cesser de psalmodier, Kökötchu amena la deuxième chèvre.
Elle aussi se débattit mais il glissa une main entre ses dents jaunes qui lui
mordillèrent les jointures. Il poussa le morceau
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