Le soleil d'Austerlitz
autant, Mlle Bourgoing n’a pas été reçue !
Elle ne le pardonne pas, médit, raconte, se répand en ragots et confidences, femme humiliée, ulcérée.
Mais ce n’est qu’une haine de plus. Être au pouvoir, c’est apprendre à être haï.
Napoléon entre dans le salon. Les têtes se tournent vers lui, les conversations s’interrompent un instant, puis reprennent plus bas.
Il s’approche de Caroline Murat. Mais Napoléon n’échange que quelques mots avec sa jeune soeur. Elle est comme ses frères, Lucien ou Joseph, ou sa soeur Pauline – avide. Jamais satisfaite de ce qu’elle a obtenu. Qu’imagine-t-elle ? Que le père a laissé en héritage le gouvernement de la France, et qu’il fallait se le partager entre tous ses enfants ?
C’est lui, Napoléon, qui a vaincu.
Mais c’est sa famille, et ce lien du sang, il ne peut ni ne veut le renier.
Il se tourne, regardant Hortense de Beauharnais qui bavarde avec Duroc, un aide de camp. À la manière dont elle lui parle, on devine qu’elle est attirée par cet officier. Plusieurs fois déjà elle a laissé entendre qu’elle voulait se marier. Mais Joséphine a d’autres projets. Elle pense, alors qu’ils se détestent, à un mariage avec Lucien Bonaparte, qui, depuis qu’il est ambassadeur en Espagne, accroît sa fortune qu’il avait commencé à accumuler lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Joséphine se souvient qu’elle a même envisagé d’unir Hortense et Louis. Ainsi, imagine-t-elle, les deux familles seraient définitivement nouées. Et l’héritier de Napoléon, puisque, ici et là, c’est la grande question qu’on pose, serait le fils d’Hortense !
Napoléon s’éloigne. Il se sent à la fois concerné par tout cela, et en même temps il est si loin de ces petites manoeuvres, si persuadé que sa destinée tracera l’avenir d’une manière imprévisible. Alors, pourquoi se laisser engluer dans ces projets de femme ? Pourquoi s’attarder à ces calomnies qu’on lui rapporte avec complaisance et qui suggèrent qu’il serait aussi l’amant d’Hortense ? Lui !
Il veut rejoindre le colonel Sébastiani, l’un de ceux qui, avec ses soldats d’Italie, le 19 brumaire, a dispersé les députés des Cinq-Cents. Voici Roederer qui parle système de finances. Napoléon se laisse prendre à la discussion.
« Je ne me fâche point qu’on me contredise, dit-il. Je cherche qu’on m’éclaire. Parlez hardiment, dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. »
Mais une nouvelle fois, comme dans les discussions avec les juristes à propos du Code civil, il a la certitude de saisir plus vite que les autres la question traitée. Peut-être ces savants oublient-ils l’expérience, le simple bon sens, ou n’ont-ils pas lu, comme lui, jadis, le code justinien, qui lui revient par pans entiers.
Tout à coup, il lance : « Il est plus facile de faire des lois que de les exécuter… C’est comme si vous me donniez cent mille hommes et que vous me disiez d’en faire de bons soldats. »
Il fait quelques pas, se retourne. Il faut savoir choquer, surprendre.
« Eh bien, reprend-il, je vous répondrai : “Donnez-moi le temps d’en faire tuer la moitié, et le reste sera bon.” »
Il aime voir ses interlocuteurs décontenancés, réduits au silence.
De plus en plus souvent, mais peut-être a-t-il toujours pensé cela, il a le sentiment qu’il est le seul à voir juste et loin. Que c’est en tout cas à lui de décider. Il le fait pour le code civil, la nouvelle législation financière, la construction de trois ponts à Paris, l’un qui doit aboutir au jardin des Plantes, un deuxième qui reliera l’île de la Cité à l’île Saint-Louis, le dernier permettant de passer du Louvre à l’Institut.
D’ailleurs, là où je ne commande pas, c’est l’échec .
En Égypte, ce qui reste de l’armée a été battu par les bataillons anglais débarqués. En Allemagne, Moreau – et avec quelles intentions – n’a pas poursuivi et détruit les Autrichiens qu’il avait vaincus.
Il faut qu’à chaque instant je sois l’impulsion pour décider d’ouvrir une route qui franchisse le Simplon, ou simplement pour inciter les femmes à choisir du linon plutôt que de la mousseline, et ce afin de relancer certaines manufactures !
L’exercice du pouvoir, ainsi, ne cesse jamais.
Le matin, à neuf heures, Napoléon entre dans la salle des Tuileries où le général Junot, premier aide
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