Le Temple Noir
de chair des années d’âpres combats, ce qui d’ailleurs séduisait bien des femmes. Beaucoup le trouvaient bel homme et certaines l’avaient amèrement regretté : il prenait et jamais ne donnait. Telle était sa loi, en amour comme en rapine.
Il fit jouer son cou sur ses épaules et plongea les mains dans ses cheveux blonds, finement bouclés. Guillaume tendit à son chef ses habits de combat. Roncelin fixa ses yeux vert sombre sur son adjoint qui regardait ses mains, d’un air dubitatif. Guillaume n’avait jamais su compter au-delà de ses dix doigts, mais le calcul le fascinait. Surtout les multiplications.
— Tous des infidèles ?
— Tous des chiens qui se prosternent à terre pour adorer leur faux dieu, répliqua Roncelin qui enfilait à toute allure sa cotte de mailles usée.
— Des hommes à plusieurs femmes, alors ?
Malgré la nuit, Roncelin devina un éclair dans les yeux de son voisin. Un éclair qu’il devait attiser.
— Oui.
— Combien ?
La voix haletait.
— Plus que tu ne pourras jamais en jouir en une seule nuit. Tu ne me crois pas ?
— Si, mais…
— Mais quoi ? Depuis notre désertion de l’armée de Frédéric, ce chien d’Allemand, usurpateur de la couronne de Jérusalem, t’ai-je déjà menti ? Deux ans à faire la route ensemble ça ne suffit donc pas pour gagner ta confiance… gronda Roncelin qui finissait de serrer sa ceinture de cuir.
— Non. C’est le nombre de femmes, ça me fait déjà tourner la tête.
Guillaume glapit. Chaque denier, chaque pièce qu’il volait finissait invariablement au bordel. C’est d’ailleurs là que le Provençal l’avait découvert et recruté.
— Compte trois femmes pour chaque homme.
— Et une quarantaine de marchands, hein ?
— Au moins.
D’un coup Roncelin se sentit plus léger. Guillaume avait besoin d’un long moment pour se perdre dans ses calculs. Mais il devait d’abord remplir sa mission.
— Tu es prêt ?
Guillaume saisit un énorme sac en tissu rêche, souillé de larges taches brunes. Il le cala sur son épaule. L’odeur était forte, insupportable.
— À toi de jouer. Sois rapide.
Guillaume hocha brièvement la tête. Il avait l’habitude. En attendant, Roncelin pouvait rameuter la troupe qui l’attendait dans le bois. Il sortit sa dague, vérifia le tranchant de sa lame, et se mit à la recherche de ses compagnons d’infamie.
À l’angle du chemin de ronde, le garde s’immobilisa. Un cheval venait de hennir. Un instant, Khoubir eut la tentation de réveiller ses hommes. Il saisit son cor de chasse, puis renonça. S’il sonnait l’alarme, c’est toute la population qui allait s’affoler et accourir. Pas la peine de les effrayer. Il haussa ses larges épaules. Depuis le retour des croisés à Jérusalem, la contrée n’était plus sûre. Ces galeux de Francs se répandaient dans le pays et dévoraient tout. Des rumeurs couraient. Ils s’attaquaient aux villages isolés la nuit, volaient les enfants et violaient les femmes. Au matin, on retrouvait les hommes émasculés aux portes des maisons. À voix basse, Khoubir implora la miséricorde d’Allah pour qu’il protège sa ville de la furie de ces bêtes fauves. Depuis plus d’une année, le chef des gardes veillait sur la cité où se pressaient pêle-mêle, Arabes et Juifs, marchands aisés et paysans sans terre, tous tenaillés par la même peur de tomber entre les mains des Francs. C’était une déLégation de marchands qui l’avaient convaincu de prendre en main la sécurité de la ville. Depuis, il passait ses nuits à attendre un assaut qu’il pressentait, qu’il redoutait, mais qui ne venait pas. Les nerfs de ses hommes s’usaient et la confiance des habitants s’effritait. Partout la haine et la peur montaient contre ses bandes de pillards sans visage, qui erraient et frappaient sans pitié. De vrais loups affamés. Le chef des gardes tendit l’oreille. La campagne à nouveau était calme. Il respira mieux. Le cheval d’un voyageur, pensa-t-il. Qu’Allah le protège !
Roncelin trouva ses compagnons regroupés autour du Devin. Sans faire de bruit, il s’installa derrière un tronc. La lune venait de passer la cime des arbres, une lumière de cendre tombait sur la clairière. Une odeur âcre montait de la terre. Chaque visage semblait en deuil. Le Devin, lui, se tenait au centre, sa capuche rabattue, une ombre maléfique dans la nuit. Les hommes le craignaient. Un jour, un des
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