L'Église de Satan
vers lui. Pierre le regardait, de ce regard noir, profond, innocent.
Interrogateur.
Pierre…
Tu es Pierre et sur cette pierre, je
bâtirai mon Église.
Escartille écouta le silence.
Il faisait nuit au-dehors.
Les reflets d’un flambeau couraient sur son
visage.
À l’aide de ce flambeau, Escartille fit brûler
un feu qui les réchaufferait. Il y jeta sa robe noire, sa robe de parfait
cathare.
Il la regarda disparaître.
Il posa à côté de lui sa besace, son vieux
rebec, son galurin.
Les voûtes dansaient avec le feu, elles
dansaient comme des vitraux de pierre, parcourus d’ombres et de lumières
indistinctes. De minces stalactites tombaient de la grotte, évoquant les tuyaux
d’un harmonium ciselé par un orfèvre minutieux. Bientôt, il enterrerait les
reliques. Elles seraient, de cette caverne, le Graal et le tabernacle ; le
flambeau en serait la veilleuse, de ces veilleuses qui ne s’éteignent pas, qui
refusent de s’éteindre. Cette corniche, là-haut, serait une chaire de roc, attendant
la prédication invisible de quelque croyant du futur. Le lierre tombant devant
l’entrée serait comme les tentures, les doubles portes ouvrant sur cette nef
vagabonde, ce vaisseau ocre et souterrain, cimetière fantôme dont jamais on ne
pourrait hisser les voiles.
Escartille était petit, tout petit dans ce
sanctuaire de pierre.
Il déroula les parchemins de son Livre
de Vie.
Il sortit de sa besace le flacon d’encre
mystérieuse, cette encre invisible dont lui avait parlé Bertrand Marty. Il en
ôta lentement le bouchon tout en contemplant le liquide qui bougeait devant ses
yeux. Puis il prit la plume de son bonnet.
Te revoilà vieux et jeune, troubadour, pensa-t-il en regardant Pierre.
Te revoilà seul comme aux premiers temps.
C’est le moment de voir si votre magie
fonctionne, Bertrand.
Il dessina sa carte invisible. Il avait
tellement sillonné les routes d’Occitanie que cela ne lui posa aucune
difficulté. Il avait tout en mémoire : les lieux, les distances, les temps
nécessaires pour se rendre d’une ville à l’autre, d’un bourg à l’autre, d’une
rive à une autre. Il n’avait qu’à recopier, transcrire la géographie de sa
conscience. L’Occitanie ! L’Occitanie et tant de morts, d’un bout à l’autre
de tes plaines, de tes collines, de tes rivières !
Puis, à l’aide d’une encre rouge, il repassa sur
la première couche ; il annota le manuscrit de références insolites, le
parsema de pièges et de chausse-trappes ; il composa les quelques vers qui
seraient comme son épitaphe, son paraphe, sa signature, in memoriam.
Une histoire, c’est comme une fleur.
Amor et Joy tant partagé,
Et tant et tant de sang ai vu versé,
Ô souvenir de toi, Louve, Louve, ma bien-aimée,
Que je vis et perdis sitôt rencontrée,
Et mon fils et ma fille
Condamnés au bûcher,
À tout jamais vous aimerai
Et si Dieu veut, en sa bonté, Dieu s’il existe, s’il est Soleil,
Vous accueillera tous en son Ciel
Amor et Joy, à l’heure du supplice, chantez avec moi :
Une histoire, c’est comme une fleur :
Elle naît, elle vit
Et elle meurt.
La plume d’Escartille dansa encore un
instant sur le parchemin, puis il posa les rouleaux et resta là, les yeux dans
le vide, prenant l’enfant tout contre lui.
Il oscillait d’avant en arrière en pleurant.
Pierre. L’enfant de Montségur.
Le dernier cathare.
Que vais-je faire ?
Il lui faudrait chevaucher quelques
lieues pour trouver une auberge digne de ce nom. Et demain… il devrait se
résoudre à se séparer du manuscrit. Il irait le dissimuler quelque part… Dans
un endroit nouveau, un endroit parmi d’autres, parmi ces centaines de villages
qu’il avait traversés au cours de ses longues marches à travers l’Occitanie. Une
petite église lui revint en mémoire. Elle était sise dans le village de
Rennes-le-Château, non loin d’Alet et de Bugarach. Une place catholique… Oui, il
déposerait le Livre de Vie au cœur même d’un lieu saint portant l’empreinte
de la religion des papes… Il le déposerait comme un témoignage, celui d’un
nouveau péché originel. Cette honte qu’un jour pourtant, un jour peut-être !
il faudrait oublier. Un jour où le pardon serait possible.
Escartille se frotta les mains contre sa
tunique avant de redresser le buste.
Il se préparait à enterrer les reliques.
Il les regarda longtemps.
Des ossements, fêlés, recouverts d’une
pellicule de poussière.
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