L'Église de Satan
Prologue
Le bûcher ________________________ 16 mars
1244
« Il est des citadelles sombres,
d’où la lumière jaillit, jaillit d’entre les tombes
Et dont le chant funèbre rime chaque seconde
Avec l’écho tenace des souffrances du monde. »
ESCARTILLE DE PUIVERT,
Chanson albigeoise, « le Livre de Vie ».
Bienvenue dans l’Église
de Satan.
Montségur.
Forteresse du vide.
Château-temple surgi des hasards de la pierre
et de la démesure de ses bâtisseurs.
Il était là, le pech de Montségur, cet
immense rocher qui semblait suspendre l’édifice entre la terre et le ciel, sanctuaire
aux murailles déchiquetées, élevé à la gloire des hérétiques. L’ombre
recouvrait peu à peu les vallées entourant la montagne. Un sentier montait en
lacet sur son versant ouest. La pente, raide et découverte, était semée d’embûches.
À tout instant, on pouvait craindre l’éboulement, et l’on risquait d’être happé
dans les gouffres qui cernaient le sanctuaire. Le pic de Montségur était situé
sur les terres du suzerain de Mirepoix ; il était tenu par Raymond de
Péreille, vassal des comtes de Foix, loin des grandes routes, au cœur de ce
pays dévoué à l’hérésie. Le château se perdait dans les brumes, là-haut, à plus
de mille deux cents mètres d’altitude, frappé du mystère de ce paysage irréel. De
la montagne émergeait une masse cubique, jaillie de la pierre brute, entourée
des engins de construction, poulies et plateaux utilisés pour monter les
rochers, échafaudages improbables, cordes dansant au milieu de nulle part, par-dessus
des à-pics vertigineux. Des lignes chaotiques de cabanes habitées par les
constructeurs, bâties à la hâte et fouettées par le vent, esquissaient un
village qui déroulait ses lacis de ruelles au seuil des abîmes.
Un seul chemin y menait, un chemin étroit qui
serpentait au milieu des épineux. Pour qui voulait s’y rendre, l’ascension
était ardue, caillouteuse. Pèlerins et voyageurs dépassaient une chicane à l’abandon,
montaient, montaient encore et soudain, les guetteurs se mettaient en travers
de leur route. On leur demandait leur méreau, cette pièce de métal qui servait
aux hérétiques de signe de reconnaissance. Plus haut, les cimes paraissaient s’écarter
au-dessus des visiteurs. Ils apercevaient alors les murs barrant l’accès de la
face sud, puis le fossé et la barbacane qui protégeaient le flanc du château. Ils
ne pouvaient être qu’impressionnés par cette image puissante du repaire de
Montségur, couvent semé de lueurs sépulcrales, symbole de la révolte en marche,
levant ses murs vers les nuages lourds de menaces, où, sans doute, le Dieu muet
que l’on se disputait en Occitanie jetait sur ses pauvres créatures cet œil
sévère, prélude aux grands châtiments.
Le château ne représentait qu’une partie du
système de défense du site. C’était tout l’éperon rocheux que l’on avait
patiemment fortifié : les défenses avancées enserraient les falaises, des
postes de surveillance dominaient les gorges du Caroulet, des chemins de ronde
longeaient tout le périmètre. Une palissade entourait la lice ; au sud, une
porte immense était protégée par des hourds, galeries de bois elles aussi, greffées
sur les murailles pour en empêcher l’accès. Le village se lovait sur le versant
nord, entre le château et les chicanes qui le protégeaient. Ce castrum improvisé dans les sommets, articulé en terrasses successives, entourait le
logis de Raymond de Péreille, et la maison des hérétiques où l’on accueillait
les pèlerins. Des écuries de fortune avaient été édifiées, à côté d’une meule à
bras. Pas un pouce de terrain n’avait été négligé. Le pic était si difficile d’accès
que toutes ces constructions étaient autant de défis à la raison. Des citernes
permettaient de recueillir l’eau de pluie, par des canalisations de pierre ou
de terre cuite courant depuis les toitures. Au centre du château se trouvait
une cour à ciel ouvert, autour de laquelle étaient disposés, sur trois étages, les
ateliers, les échoppes, les salles d’armes et de réserves. À l’intérieur du
donjon, un escalier hélicoïdal menait au logis seigneurial. C’était du fossé, tout
proche du château, que l’on avait tiré la roche nécessaire au système de
défense de Montségur. Là, un pont de bois se jetait par-dessus douze cents
mètres de vide pour atteindre la crête voisine.
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