L’élixir du diable
s’il vivait au Mexique, il fallait que ce soit à Merida. Blottie dans la presqu’île du Yucatán, à l’extrémité sud-est du pays, la Cité de la Paix se trouvait aussi loin que possible de la frontière des Etats-Unis, loin des flots de sang dans lesquels le Nord se noyait. C’était un lieu où les plus gros soucis qu’on pouvait avoir concernaient les nappes aquifères, les classes surchargées des écoles publiques, le flic local qui s’était fait mordre par un serpent, et cela convenait parfaitement à la nouvelle version blanchie de Raoul Navarro.
Le fait qu’un grand nombre de ses congénères – ex-congénères, plus exactement – ne comprenaient pas sa façon de voir ne manquait jamais de l’étonner. Plus ils devenaient riches et puissants, plus ils menaient une vie pourrie. Jamais dormir deux nuits de suite dans le même lit, changer de téléphone chaque jour, craindre constamment la trahison, s’entourer d’une armée de gardes du corps. Etre prisonnier de sa réussite. Avant eux, les barons de la drogue colombiens avaient tous connu une fin sanglante. Pablo Escobar, leur ancêtre à tous, avait occupé la septième place sur la liste des plus grandes fortunes mondiales de Forbes , mais il avait vécu comme un rat, passant d’une planque sordide à une autre avant d’être abattu dans un bidonville à l’âge de quarante-quatre ans. Les narcos mexicains n’étaient pas mieux lotis. Chaque semaine, les foutus federales du président se targuaient d’une nouvelle grosse prise, même si – ironie de la chose – cela ne faisait que provoquer de nouveaux bains de sang dus aux guerres de succession et aux conflits territoriaux qui s’ensuivaient inexorablement. Les chefs qui n’avaient été ni tués ni arrêtés se terraient dans leurs forteresses tels les fugitifs qu’ils étaient, attendant la balle qui mettrait un terme à leur vaine existence.
Il ne finirait pas comme eux et son existence ne se révélerait pas vaine. Pas si tout se déroulait selon son plan.
Un plan qui en était à son point crucial.
Il sourit intérieurement en songeant à la vie misérable de ses concurrents et éprouva plus de plaisir encore à se remémorer que c’était eux qui l’avaient chassé, que s’il avait abandonné la grande vie d’un narco, c’était à l’origine parce qu’ils avaient tenté de mettre fin à ses jours. Tout ça parce qu’il avait prétendument enfreint les règles, parce qu’il avait osé réclamer ce qui lui revenait de droit, même si cela impliquait de rencontrer face à face l’intouchable, l’incorruptible Yanqui en personne, le grand boss de la DEA au Mexique.
Eh bien, El Brujo leur avait donné une leçon.
Il s’était montré plus malin que ces maricones hypocrites et s’était éloigné dans son couchant parsemé de palmiers, avec les trois millions de dollars qu’il leur avait piqués. Depuis, ces paysans illettrés continuaient à amasser des fortunes dont ils ne profiteraient jamais et à s’entre-tuer. Et la providencia lui avait de nouveau souri. Elle lui avait ouvert une porte inattendue et offert une occasion de finir ce qu’il avait commencé, de revendiquer une place dans l’histoire.
Il ne laisserait pas passer cette opportunité.
Il baissa les yeux vers sa montre et, comme si c’était un signal, son portable à carte prépayée, impossible à localiser, bourdonna.
Eli Walker, son contact à San Diego.
— Tu as ce que je voulais ? interrogea Navarro.
La brève hésitation de Walker lui donna la réponse avant même un « non » catégorique et peu repentant. Navarro garda le silence.
— La femme, dit Walker pour meubler le vide, elle…
— Mamaguevo de mierda ! cracha El Brujo d’une voix sifflante. Encore cette bonne femme ? Je t’avais prévenu qu’elle avait travaillé pour la DEA. Elle connaît la musique, tu le savais.
— Ouais, mais…
— Qu’est-ce que je t’ai dit après que tu as tout fait foirer chez elle ? Qu’est-ce que je t’ai dit ?
— Hé, on n’est pas à la maternelle, riposta Walker d’une voix bourrue.
— Qu’est-ce que je t’ai dit ? insista Navarro d’une voix lente et basse.
Après un nouveau silence, son contact revint en ligne, irrité et impatient : — Tu m’as dit qu’elle n’était plus une priorité, qu’on pouvait se passer d’elle…
— Je t’ai dit de buter cette puta si tu étais obligé mais surtout de me ramener ce que je t’ai demandé.
— Et j’ai bien
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