L'empereur des rois
en revue toute l’armée, entre le château de Chamartín et Madrid, puis on se mettra en marche avec Ney et Soult, Duroc et Bessières.
Il regarde vers le nord, la ligne noire de la sierra de la Guadarrama. Il faudra à nouveau la franchir, non plus au col de Somosierra, mais par un passage plus méridional et moins élevé.
Le 22 décembre, il écrit à Joséphine.
« Je pars à l’instant pour manoeuvrer les Anglais, qui paraissent avoir reçu leurs renforts et vouloir faire les crânes. Le temps est beau ; ma santé, parfaite ; sois sans inquiétude. »
Dans la matinée du jeudi 22, il consulte les dernières dépêches que viennent d’apporter les aides de camp de Soult. Il s’étonne.
— La manoeuvre des Anglais est extraordinaire, dit-il. Il est probable qu’ils ont fait venir leurs bâtiments de transport au Ferrol, pensant qu’il n’y avait pas de sûreté pour eux à se retirer sur Lisbonne.
Il va vers la fenêtre.
— Toute la Garde est déjà partie, dit-il. Probablement le 24, ou le 25 au plus tard, nous serons à Valladolid.
Mais, pour cela, il faut marcher et courir les routes à en crever.
Il va vers le perron du château.
Il est 14 heures.
Il éperonne son cheval, mais, après quelques dizaines de minutes de course, il se redresse. Le temps change. Un vent glacé souffle en rafales. Le sommet de la sierra de la Guadarrama disparaît dans des nuages d’un gris-noir.
Il aperçoit, au pied de la sierra, des soldats qui piétinent en désordre au milieu des chevaux et des caissons d’artillerie. Ils sont noyés dans une tourmente de neige. Les bourrasques l’aveuglent. Il est contraint de mettre pied à terre dans la foule qui, malgré la Garde qui tente de la repousser, l’enveloppe.
On ne s’arrête pas pour une tempête de neige, murmure-t-il. On passe.
Il écoute, le visage baissé, les explications que les officiers lui donnent. La route du col est balayée par un vent violent qui a poussé plusieurs hommes dans les précipices. Les chevaux ont glissé sur le verglas. Les canons ont dégringolé sur la pente. La neige, le gel rendent la marche en avant impossible. On ne peut pas traverser.
On doit passer .
Il lance d’une voix forte ses ordres. Que les hommes d’un même peloton se tiennent par le bras pour résister aux coups de vent. Que les cavaliers mettent pied à terre et avancent de la même manière.
Il faut toujours payer avec soi-même .
Il prend le bras de Duroc et de Lannes. Que l’état-major forme des pelotons.
— En avant ! crie-t-il.
Une lieue et demie à parcourir jusqu’au sommet. Il tire, courbé. On le pousse. Il pousse. Il est un homme comme un autre, mais il sait ce qu’il veut. Pourquoi il marche.
À mi-pente, dans la neige, il faut s’arrêter. Les bottes à l’écuyère empêchent d’avancer. Il monte à califourchon sur un canon. Il passera. Les généraux et les maréchaux l’imitent.
— Foutu métier ! lance-t-il, le visage glacé, les yeux obscurcis par la neige.
Il entend des voix rageuses qui montent de la foule des fantassins.
— Foutez-lui un coup de fusil, une balle dans la tête, à cette charogne !
Jamais avant cette nuit il n’a entendu ces cris de haine contre lui. Il ne tourne même pas la tête. Qu’on le menace, qu’importe. Qu’on le tue, pourquoi pas ! Si le destin le veut ! Il ne craint pas ces hommes que la fatigue et le froid rendent fous.
Il est parmi eux. Ils n’oseront pas tirer sur leur Empereur. Mais il sent sourdre en lui une inquiétude.
Est-ce ici, dans cette Espagne, au cours de cette « malheureuse guerre », que se nouent les fils de ma destinée en un « noeud fatal » ?
Il courbe la tête sous la tempête. Il pense à tous ces hommes illustres dont il a passionnément suivi l’ascension et la chute dans Plutarque.
Tous ont connu ce moment où le destin s’incurve. Est-ce ici, pour moi ?
— En avant ! crie-t-il.
Le vent se fait plus fort. Dans la tourmente, il distingue les bâtiments du couvent qui se dresse au sommet du col. Il faut du vin, du bois pour les hommes. Il organise la distribution, reste debout dans les bourrasques, donnant des ordres pour que l’armée se repose. Puis, après quelques dizaines de minutes, il commence à descendre. Il faut à tout prix rejoindre les Anglais.
À Espinar, au pied de la sierra, il s’arrête. Il entre dans la maison de poste.
Il se laisse un instant terrasser par la fatigue, puis il se redresse,
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