L'énigme de l'exode
plus lointain, d’une époque plus rationnelle, plus éclairée. Peut-être apprécieraient-ils la sagesse des murs au lieu de la haïr et de la vilipender.
Il acheva de remblayer l’entrée et piétina le sable pour la camoufler. Il était temps de partir. Cette perspective le plongea dans le désarroi. Il était trop vieux pour se lancer vers l’inconnu, trop vieux pour tout recommencer. Il n’avait jamais aspiré qu’à vivre dans la paix pour étudier les textes et découvrir la nature du monde. Mais ces butors arrogants et impitoyables, pour qui le simple fait de penser était un péché, avaient tout fait pour l’en empêcher. On voyait dans leurs yeux le plaisir qu’ils prenaient dans l’exercice capricieux de leur pouvoir. Ils se complaisaient dans leur bassesse et levaient les mains vers le ciel, comme si le sang dont elles étaient entachées étincelait à l’instar de la vertu.
Il n’avait pas grand-chose sur lui, sa robe, un petit sac de provisions, quelques pièces de monnaie. Il n’était pas parti depuis plus de dix minutes qu’il aperçut une lueur, en haut d’une côte. Au début, perdu dans ses pensées, il n’y prêta pas attention. Puis il comprit. C’étaient des torches. Elles arrivaient du port. La brise changea de direction et il les entendit. Hommes et femmes criaient, chantaient, ils jubilaient à l’idée de commettre un nouveau lynchage.
Il rebroussa chemin aussitôt, le cœur battant à tout rompre. Leur village se trouvait sur une petite colline surplombant le lac. Il atteignit le sommet et vit la lueur le cerner, comme si l’on venait d’allumer un bûcher, dont les flammes commençaient à prendre. Un cri retentit à sa droite. Une toiture s’embrasa, puis une deuxième, et une troisième. Leurs maisons ! Leur vie ! La clameur se rapprocha, plus forte. Toujours ces vociférations haineuses. Comme ces brutes aimaient leur tâche ! Il tourna d’un côté puis de l’autre à la recherche d’une brèche mais, partout où il allait, il se heurtait aux torches, qui le forçaient à reculer et l’enfermaient dans un espace de plus en plus réduit.
Les cris redoublèrent. On l’avait repéré. Il tourna les talons et s’enfuit. Il ne doutait pas du sort qui lui serait réservé s’il était capturé. Mais ses vieilles jambes n’y suffirent pas. Ils ne tardèrent pas à l’encercler, empourprés par leur soif de sang. Il ne pouvait plus rien faire, sinon partir avec dignité et courage, leur inspirer la compassion en leur faisant honte. Et s’il échouait, peut-être qu’à leur réveil, le lendemain matin, ils seraient si horrifiés et révulsés par leurs propres actes que d’autres seraient épargnés.
Ce serait déjà ça.
Il tomba à genoux sur le sol rocailleux, tremblant convulsivement de tous ses membres. Des larmes ruisselèrent le long de ses joues. Il se mit à prier.
Chapitre 1
I
Rue Bab Sedra, Alexandrie
Daniel Knox remontait la sharia Bab Sedra lorsqu’il aperçut une coupe en terre cuite sur l’étal d’un marchand ambulant. Remplie de pochettes d’allumettes et de paquets de mouchoirs, elle maintenait une rangée de vieux manuels scolaires en arabe. Ce n’était pas la première fois que Knox voyait une coupe de ce genre ; il était certain d’en avoir déjà vu une dans d’autres circonstances. Ce souvenir fut sur le point de lui revenir à l’esprit, mais il lui échappa et se dissipa peu à peu en lui laissant la sensation désagréable qu’il se faisait peut-être des idées.
Il s’arrêta et prit un vase en plastique aux couleurs criardes contenant un bouquet de fleurs artificielles jaunes d’une beauté flétrie, puis un manuel de géographie délabré, dont les pages se répandirent sur l’étal. Tout un atlas topographique et démographique périmé d’Égypte s’éparpilla sur la nappe comme un jeu de cartes habilement ouvert pour un tour de magie.
— Salam aleikoum, dit le vendeur.
Il ne devait pas avoir plus de quinze ans et ses vêtements de récupération d’au moins deux tailles trop grandes lui donnaient l’air encore plus jeune.
— Wa aleikoum es salam, répondit Knox.
— Ce livre vous plaît, m’sieur ? Vous achetez ?
Knox l’ignora, reposa le manuel et balaya l’étal du regard comme si rien de ce qu’il voyait ne l’intéressait. Mais le jeune vendeur lui fit un sourire en coin. Il n’était pas dupe. Knox sourit à son tour avec autodérision et désigna du doigt la coupe en terre
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