L'énigme des blancs manteaux
cette euphorie jusqu'à l'arrivée au Châtelet.
Après s'être changé, Nicolas vint retrouver son prisonnier qu'il souhaitait interroger sur-le-champ. Il avait souvent observé qu'un prévenu pris à chaud possédait moins de défenses et que celles-ci apparaissaient plus tard, après réflexion, quand le criminel avait édifié une forteresse de certitudes et de dénégations. Nicolas s'était procuré, auprès du geôlier, une bouteille d'eau-de-vie. Son intuition lui conseillait de prendre Bricart avec douceur, se réservant de souffler le chaud et le froid et de s'engager dans une autre voie si la première menait à une impasse.
Quand il entra dans la cellule, il fut frappé de la transformation de Bricart. La lanterne qu'il avait apportée éclaira le vieux soldat assis sur la planche. Son faisceau le montrait tassé sur lui-même, presque chauve, le teint cireux ponctué de taches brunes. Ce visage tavelé et couturé de vieilles cicatrices accusait le poids des ans. Les yeux ternes étaient injectés de sang et la lèvre inférieure pendait tremblante. Nicolas fit refermer la porte sur eux et délia les mains du prisonnier. Il emplit d'eau-de-vie une tasse de terre et la lui tendit. Après un temps d'hésitation, le vieux soldat avala d'un trait l'alcool. Il s'essuya la bouche du revers de sa manche.
— Vous voilà bien seul, à cette heure, dit Nicolas, votre camarade n'est plus là pour vous soutenir. C'est sur vous seul que vont peser désormais de graves accusations. Si vous voulez m'en croire, il nevous reste qu'une chose à faire : décharger votre conscience.
L'homme ne réagit pas.
— Prenons les choses au commencement. Bricart, c'est votre nom de guerre ? Comment vous appelez-vous ?
L'autre hésitait. D'évidence, il pesait le pour et le contre pour savoir s'il se cantonnerait dans le silence ou si l'envie de soulager son angoisse en parlant l'emporterait.
— Jean-Baptiste Lenfant, né à Sompuy en Champagne, dit-il enfin.
— En quelle année ?
— J'ai jamais su. Le curé disait « l'année du grand froid et des loups ».
— Vous avez été soldat ?
Bricart redressa la tête. Il se transforma à vue et, après avoir réclamé de quoi boire, se laissa porter par un flot de paroles précipitées dans lesquelles toute sa vie repassait. Oui, il avait été soldat et longtemps même, jusqu'à cette foutue blessure, sur le champ de bataille de Fontenoy. Il avait été tiré au sort, à vingt ans, pour la Milice royale. C'était pas de chance, il aurait pu passer au travers. Il revoyait encore le départ de son village. Beaucoup de ses camarades pleuraient et criaient qu'on les menait périr. Les mères étaient là, qui se tordaient les mains. Il avait encore dans le nez l'odeur des uniformes puants qu'on disait, à voix basse, avoir été ceux des morts de la guerre précédente. Il sentait toujours le poids du havresac trop lourd qui tirait le dos en arrière et sciait les épaules. Un long chemin commençait dans la boue de l'hiver pour rejoindre le régiment ou la forteresse. Les galoches partaient en morceaux, le chausson s'effilochait et, à l'arrivée au bivouac, les piedsétaient en sang. Certaines recrues ne résistaient pas, d'autres se mutilaient. Pour tous, il y avait le chagrin, la séparation d'avec leurs proches et le mal du pays qui tuaient l'espérance. Puis les jours avaient succédé aux jours. L'habitude était venue, avec des moments heureux au milieu des souffrances. Il y avait les camarades, les beuveries, le pillage qui tournait en maraude, les ventrées de volailles et de fruits volés et les filles de ferme ou de cabaret.
Mais tout avait pris fin, un jour, sur un champ de bataille. Pourquoi celui-là, pourquoi lui ? Cela commençait par la diane éclatant dans l'aube froide. L'ennemi avait attaqué dès cinq heures. Les états-majors chamarrés passaient au galop. Là-bas, sur une petite butte, on apercevait un point gris et doré et un autre, rouge, à ses côtés. Le sergent murmurait que c'étaient le roi et son fils le dauphin. Bricart avait vu, pour la première et la dernière fois de sa vie, le maréchal de Saxe, si souffrant d'une suite de vérole qu'on le promenait, tout enflé d'eau, dans une chaise d'osier, qui fouettait de sa voix colérique les énergies et le désordre des officiers. Tout s'ébranlait dans le cri des clairons et les colonnes, l'une après l'autre, montaient en ligne.
Puis, aussitôt, tout s'achevait. Le choc qui surprend, la
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