L'énigme des blancs manteaux
lapins, rouelles de veau et morilles dans leur culotte de croûte.
— Et ce vin, le rouge vaut le blanc, quelle délicatesse !
— C'est du bourgogne d'Irancy, et le blanc, du vin nature que je fais venir de Vertu en Champagne.
— J'avais bien raison de dire votre table royale ! s'exclama La Borde. Sa Majesté m'a interrogé, il y a peu, sur ce que buvait son aïeul Louis le Grand. J'ai mené enquête avec le sommelier ordinaire. Nous avons consulté de vieux registres. Longtemps, Louis XIV a bu du vin de Champagne puis Fagon, son médecin, lui a démontré que ce vin lui portait à l'estomac par sa trop grande verdeur et lui a recommandé le vin de Bourgogne, que cet organe digère plus à loisir sans être pressé de s'en défaire. Il se mit donc à user du vin d'Auxerre, de Coulanges et d'Irancy.
— J'aime l'Irancy, dit Noblecourt, pour sa couleur claire et profonde, son parfum fruité et sa gaieté péremptoire.
— Nous sommes bien près du Carême pour autant flatter notre gourmandise, remarqua le père Grégoire.
— Mais nous n'y sommes pas encore, dit Balbastre, ce qui permet à notre hôte, tenant et champion de notre vieille cuisine, d'en illustrer les traits véridiques. On voit tant d'innovations dans ce domaine de nos jours...
— Vous parlez d'or comme vous jouez et composez, dit Noblecourt. C'est un vrai débat de notre temps, une querelle décisive. Je m'indigne, messieurs, de lire certains ouvrages qui souhaitent nous en imposer là comme ailleurs. La Borde, connaissez-vous Marin ?
— Je le connais fort bien. C'est un artiste qui a débuté chez Mme de Gesvres puis a dirigé les fourneauxdu maréchal de Soubise, autre grand gourmand devant l'Éternel. Sa Majesté l'apprécie et Mme de Pompadour en raffole. Il aime travailler l'effet des sens...
— L'effervescence ? Mais, c'est un collègue, s'écria l'apothicaire des Carmes.
Tout le monde rit de la méprise du bon moine égaré dans les splendeurs de son assiette.
— Oui, il s'agit bien de ce cuisinier-là, dit Noblecourt, et je suis au désespoir de n'être pas de l'avis de Sa Majesté.
Il se leva aussi prestement que sa corpulence le lui permettait, courut à l'une des bibliothèques et en sortit un livre marqué de multiples petits signets de papier.
— Tenez, voilà Les Dons de Comus, par François Marin, Paris 1739.
Il chercha fébrilement la bonne page et se mit à lire à haute voix.
— « La cuisine est une espèce de chimie et la science du cuisinier consiste à décomposer, à faire digérer et à quintessencier les viandes et à en tirer des sucs nourrissants et pourtant légers, à les mêler et à les confondre ensemble de façon que rien ne domine et que tout se fasse sentir. » J'arrête là ce galimatias. Pour moi, je tiens qu'une viande doit être une viande et avoir goût de viande.
Il saisit un autre livre, bardé de signets lui-aussi.
— Voilà ma bible, messieurs : Lettre d'un pâtissier anglois au nouveau cuisinier françois, par Dessalleurs, Paris 1740. Écoutez : « Quel ragoût pour les personnes délicatement voluptueuses qu'un plat chimique où il n'entre que des quintessences raisonnées et dégagées, avec précision, de toute terrestréité. Le grand art de la nouvelle cuisine, c'est de donner aupoisson le goût de la viande et à la viande le goût du poisson, et de ne laisser aux légumes absolument aucun goût. » Voilà bien ce que je pense de ces nouveautés condamnables, hérétiques même.
Il revint s'asseoir, tout animé de son indignation.
— J'aime la passion pour la cuisine poussée à ce niveau d'intolérance, dit La Borde. Cela me fait penser à un petit volume, Le Cuisinier gascon, paru sous une signature mystérieuse en 1747. J'ai quelques raisons de penser que son auteur est Mgr de Bourbon, prince des Dombes qui officiait souvent au petit souper du roi comme marmiton. D'ailleurs, le roi, la reine, les filles de France et nombre de ducs — Soubise, Guéménée, Gontaut, d'Ayen, Coigny et La Vallière —, tous ont revêtu le tablier. Dans cet ouvrage, les recettes de la nouvelle cuisine étaient affublées de noms ridicules : sauce au singe vert, veau en crotte d'âne à la Neuteau, poulet à la Caracatacat et autres inventions.
— Messieurs, je suis un homme heureux, reprit Noblecourt. La chère est appréciée et les convives brillants. Ainsi, au contraire de ce que disait M. de Montmaur, je puis proclamer : « J'ai fourni les viandes et le vin et vous avez fourni le sel.
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