L'ennemi de Dieu
sera
reconnaissante ! » Il me lança un regard paillard. « Et vois un
peu ses hanches, Derfel ! Aucun danger qu’un moutard y reste coincé. Elle
crachera ses petites horreurs comme des pépins suintant de graisse ! »
Je me
demandais si Arthur avait réellement eu l’idée de ce mariage, ou si c’était une
proposition de Guenièvre ? Plus probablement une idée à elle. Je la
regardai qui trônait dans tous ses ors à côté de Cuneglas. On lisait son
triomphe sur son visage. Elle était d’une beauté peu ordinaire ce soir-là. Elle
avait toujours été la femme la plus frappante de Bretagne, mais en cette nuit
pluvieuse de banquet, à Caer Sws, elle rayonnait. Peut-être était-ce à cause de
sa grossesse, mais l’explication la plus probable est qu’elle se délectait de
son ascendant sur ces gens qui l’avaient jadis rejetée comme une exilée sans le
sou. Désormais, grâce à l’épée d’Arthur, elle pouvait disposer de ces gens
comme Arthur disposait de leurs royaumes. C’est Guenièvre, je le savais, qui
était le principal partisan de Lancelot en Dumnonie ; c’est elle qui avait
poussé Arthur à promettre à Lancelot le trône de Silurie, et c’est elle encore
qui avait décidé que Ceinwyn serait la femme de Lancelot. Et j’avais dans l’idée
qu’elle voulait maintenant me punir de mon hostilité à Lancelot en me mariant
avec sa godiche de sœur.
« Tu as l’air
malheureux, Derfel, renchérit Merlin d’un ton narquois, mais je me gardai bien
de répondre à la provocation.
— Et
vous, Seigneur ? Vous êtes heureux ?
— Tu t’en
soucies donc ? demanda-t-il avec désinvolture.
— C’est
que je vous aime, Seigneur, comme un père. »
Il s’étrangla
de rire, à moitié suffoqué par sa tranche de porc, mais il riait encore aux
éclats quand il eut retrouvé sa respiration. « Comme un père ! Derfel !
Quel animal bêtement sentimental tu fais ! La seule raison pour laquelle
je t’ai élevé, c’est que j’ai cru que les Dieux t’avaient choisi, et peut-être
est-ce le cas. Les Dieux jettent parfois leur dévolu sur les créatures les plus
étranges. Alors dis-moi, mon prétendu fils attentionné, ton amour filial
irait-il jusqu’à me servir ?
— Quel
service attendez-vous de moi, Seigneur ? » demandai-je, tout en
sachant pertinemment ce qu’il voulait. Il voulait des lanciers pour se lancer
dans la quête du Chaudron.
Il baissa la
voix et se rapprocha de moi, mais je doute que quiconque ait pu surprendre
notre conversation dans le vacarme de cette grande beuverie. « La Bretagne,
reprit-il, souffre de deux maladies, mais Arthur et Cuneglas n’en reconnaissent
qu’une seule.
— Les
Saxons. »
Il hocha la
tête. « Mais la Bretagne débarrassée des Saxons restera mal en point,
Derfel, car nous risquons de perdre les Dieux. Le christianisme se répand plus
vite que les Saxons et les chrétiens sont une plus grande offense pour nos
dieux que n’importe quel Saxon. Si nous ne bridons pas les chrétiens, les Dieux
nous déserteront totalement, et qu’est-ce que la Bretagne sans ses dieux ?
Mais si nous passons le harnais aux Dieux et que nous les rendions à la
Bretagne, nous les vaincrons tous : les Saxons et les chrétiens. Nous nous
trompons de maladie, Derfel ! »
Je jetai un
coup d’œil à Arthur, qui écoutait avec attention ce que disait Cuneglas. Arthur
n’était pas un homme sans religion, mais il n’attachait pas grande importance à
ses croyances et n’avait aucune haine en son cœur pour les hommes et les femmes
qui croyaient à d’autres dieux. En revanche, je le savais, il ne supportait pas
d’entendre Merlin parler de combattre les chrétiens. » Et personne ne vous
écoute, Seigneur ? demandai-je à Merlin.
— Quelques-uns,
fit-il d’un air bougon, une poignée, un ou deux. Pas Arthur. Il me prend pour
un vieux fou au bord de la sénilité. Mais toi, Derfel ? Suis-je un vieux
fou à tes yeux ?
— Non,
Seigneur.
— Et tu
crois à la magie, Derfel ?
— Oui,
Seigneur. » Tantôt elle opérait, tantôt elle échouait. J’en avais été
témoin. Mais la magie est un art difficile, et j’y croyais.
Merlin se
rapprocha encore de mon oreille. « Alors sois cette nuit au sommet du
Dolforwyn, Derfel, et j’exaucerai le désir de ton âme. »
Une harpiste
frappa un accord : les bardes allaient se mettre à chanter. Les guerriers
se turent. Un vent glacé s’engouffra par la porte ouverte
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