Léon l'Africain
avant d’être étranglées par des lansquenets
hilares ? Me croirait-on si je disais que les monastères ont été saccagés,
que les moines ont été dépouillés de leurs habits et forcés sous la menace du
fouet de piétiner le crucifix et de proclamer qu’ils adoraient Satan le Maudit,
que les vieux manuscrits des bibliothèques ont alimenté d’immenses feux de joie
autour desquels dansaient des soldats ivres, que pas un sanctuaire, pas un
palais, pas une maison n’a échappé au pillage, que huit mille citadins ont
péri, notamment parmi les pauvres, tandis que les riches étaient retenus en
otages jusqu’au paiement d’une rançon ?
En contemplant de la muraille du château les
épaisses colonnes de fumée qui s’élevaient de la ville, de plus en plus
nombreuses, je ne pouvais chasser de ma mémoire l’image du pape Léon qui, lors
de notre première rencontre, m’avait prédit ce désastre : Rome vient tout
juste de renaître, mais déjà la mort la guette ! La mort était là, devant
moi, se propageant dans le corps de la Ville éternelle.
*
Parfois, quelques miliciens, quelques rescapés des
Bandes Noires tentaient d’interdire l’accès d’un carrefour, mais bien vite ils
étaient submergés par le flot des assaillants. Dans le quartier du Borgo, et
surtout aux abords immédiats du palais du Vatican, les gardes suisses
résistèrent avec une admirable bravoure, se sacrifiant par dizaines, par
centaines, pour chaque rue, pour chaque bâtiment, et retardant ainsi de
quelques heures la progression des Impériaux. Mais ils finirent par céder sous
le nombre, et les lansquenets envahirent la place Saint-Pierre, aux cris
de :
« Luther pape ! Luther
pape ! »
Clément VII se trouvait encore dans son
oratoire, inconscient du danger. Un évêque vint le tirer sans ménagement par la
manche :
« Sainteté ! Sainteté ! Ils
arrivent ! Ils vont vous tuer ! »
Le pape était agenouillé. Il se leva et courut
vers le corridor qui mène à Saint-Ange, l’évêque lui tenant le bas de sa robe
pour l’empêcher de trébucher. Dans sa course, il passa devant une fenêtre, et
un soldat impérial envoya une salve dans sa direction, sans toutefois l’atteindre.
« Votre habit blanc est trop voyant,
Sainteté ! » lui dit son compagnon, s’empressant de le couvrir de son
propre manteau, de couleur mauve, moins visible.
Le Saint-Père arriva au château sain et sauf mais
épuisé, poussiéreux, hagard, le visage décomposé. Il ordonna de baisser les
herses pour interdire l’accès de la forteresse, puis il s’enferma seul dans ses
appartements pour prier, peut-être aussi pour pleurer.
Dans la ville, abandonnée aux lansquenets, le sac
se poursuivit pendant de longues journées encore. Mais le château Saint-Ange
fut peu inquiété. Les Impériaux l’encerclèrent de toutes parts, sans jamais se
hasarder à l’attaquer. Sa muraille était solide ; ses pièces d’artillerie
nombreuses et variées, sacres, fauconneaux et couleuvrines ; ses
défenseurs étaient décidés à mourir jusqu’au dernier, plutôt que de subir le
sort des malheureux citadins.
Les premiers jours, on attendait encore des
renforts. On savait que les Italiens appartenant à la Sainte Ligue, commandés
par Francesco della Rovere, duc d’Urbino, n’étaient pas loin de Rome. Un évêque
français vint me chuchoter à l’oreille que le Grand Turc avait franchi les
Alpes avec soixante mille hommes et qu’il allait prendre les Impériaux à
revers. La nouvelle ne se confirma pas, et l’armée de la Ligue n’osa pas
intervenir alors qu’elle aurait pu reprendre Rome sans difficulté aucune et
décimer les lansquenets tout entiers livrés à leurs pillages, à leurs orgies et
à leurs soûleries. Démoralisé par l’indécision et la couardise de ses alliés,
le pape se résigna à négocier. Dès le 21 mai, il reçut un envoyé des
Impériaux.
Un autre émissaire le suivit, deux jours plus
tard, pour une visite brève. Pendant qu’il escaladait la rampe du château, j’entendis
prononcer son nom agrémenté de quelques qualificatifs fort désobligeants. Il
est vrai qu’il s’agissait d’un des chefs de la famille Colonna, cousin du
cardinal Pompeo. Un prêtre florentin entreprit de l’invectiver, mais toutes les
personnes présentes lui imposèrent silence. Beaucoup savaient, en effet, comme
moi, que cet homme, d’une grande rectitude, ne pouvait se réjouir du désastre
qui
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