Léon l'Africain
sacrilège.
Au lendemain de cette agression, alors que
Clément VII ne se lassait pas de fulminer contre l’empereur et ses alliés,
parvint à Rome la nouvelle de la victoire remportée par le sultan Soliman à
Mohacs et celle de la mort du roi des Magyars, beau-frère de l’empereur. Le
pape me convoqua pour me demander si, à mon avis, les Turcs allaient se lancer
à l’assaut de Vienne, s’ils allaient pénétrer bientôt en Allemagne ou bien se
diriger sur Venise. Je dus avouer que je n’en avais pas la moindre idée. Le
Saint-Père paraissait fort soucieux. Guicciardini estimait que la
responsabilité de cette défaite de la chrétienté retombait entièrement sur l’empereur,
qui guerroyait en Italie et s’en prenait au roi de France au lieu de défendre
les terres chrétiennes contre les Turcs, au lieu de combattre l’hérésie qui
ravageait l’Allemagne. Il ajouta :
« Pourquoi voudrait-on que les Allemands se
portent au secours de la Hongrie si Luther leur dit matin et soir :
« Les Turcs sont le châtiment que Dieu nous envoie. S’opposer à eux, c’est
s’opposer à la volonté du Créateur ! »
Clément VII approuva de la tête. Guicciardini
attendit que nous soyons dehors pour me faire part de son extrême
contentement :
« La victoire de l’Ottoman va changer le
cours du destin. Peut-être est-ce là le miracle que nous attendions. »
*
Cette année-là, je mis la dernière main à ma Description
de l’Afrique. Puis, sans prendre une seule journée de repos, je décidai de
m’atteler à la chronique de ma vie et des faits qu’il m’a été donné de côtoyer.
Me voyant travailler avec une telle frénésie, Maddalena y vit un mauvais
présage.
« C’est comme si le temps nous était
compté », disait-elle.
Et moi, j’aurais voulu la rassurer, mais mon
esprit était assiégé par les mêmes appréhensions obsédantes : Rome s’éteint,
mon existence italienne s’achève, et je ne sais quand reviendra pour moi le
temps de l’écriture.
L’ANNÉE DES LANSQUENETS
933 de l’hégire (8 octobre
1526 – 26 septembre 1527)
Survint alors ma quarantième année, celle de ma
dernière espérance, celle de ma dernière désertion.
Jean des Bandes Noires envoyait du front les
nouvelles les plus rassurantes, confortant le pape, la Curie et Rome entière
dans l’impression trompeuse que la guerre était fort lointaine et qu’elle le
resterait. Les Impériaux sont au nord du Pô et jamais ils ne le franchiront, promettait le condottiere. Et du Trastevere au quartier de Trevi on se
complaisait à vanter la bravoure du Médicis et de ses hommes. Romain de souche
ou de passage, on rivalisait de mépris pour « ces barbares de
Germains », qui, comme chacun sait, ont toujours contemplé la Ville
éternelle avec envie, avidité et une tenace incompréhension.
À cette folle euphorie, j’étais incapable de m’associer,
tant étaient gravés en ma mémoire les récits des derniers jours de Grenade,
quand mon père, ma mère, Sarah et toute la foule des futurs exilés étaient
persuadés que la délivrance était certaine, quand ils cultivaient un unanime
mépris pour la Castille triomphante, quand ils couvraient de soupçons quiconque
osait mettre en doute l’arrivée imminente des secours. Instruit par la
mésaventure des miens, j’avais appris à me méfier des évidences. Lorsque tout
le monde s’agglutine autour d’une même opinion, je m’enfuis : la vérité
est sûrement ailleurs.
Guicciardini réagissait de la même manière. Nommé
lieutenant général des troupes pontificales, il se trouvait au nord de l’Italie,
en compagnie de Jean, qu’il observait avec un mélange d’admiration et de
rage : Il est d’une grande bravoure, mais il risque sa vie dans la
moindre escarmouche. Or, s’il lui arrivait malheur, il nous serait impossible d’endiguer
le flot des Impériaux. Consignées dans une lettre au pape, ces doléances ne
firent connues à Rome qu’au moment où elles étaient devenues sans objet :
atteint par un boulet de fauconneau, le chef des Bandes Noires avait eu la
jambe droite fracassée. Une amputation s’imposait. Il faisait sombre, et Jean
exigea de tenir lui-même la torche pendant que le médecin lui sectionnait le
membre avec une scie. Torture inutile, puisque le blessé devait rendre l’âme
peu après l’opération.
De tous les hommes que j’ai connus, Tumanbay le
Circassien et Jean des Bandes Noires
Weitere Kostenlose Bücher