Léon l'Africain
ma
femme de ranger les quelques affaires que nous avons ici.
— Vous ne prendrez rien avec vous. Le moindre
ballot, le moindre cabas pourrait exciter les lansquenets comme l’odeur du sang
excite les fauves. Vous partirez tel que vous êtes, en habits légers, les bras
ballants. »
Je ne cherchai pas à argumenter. Il était écrit
que je passerais d’une patrie à l’autre comme on passe de vie à trépas, sans
or, sans ornement, sans autre fortune que ma résignation à la volonté du
Très-Haut.
Quand je lui eus expliqué, en quelques mots brefs,
ce dont il s’agissait, Maddalena se leva. Lentement, comme à son habitude, mais
sans la moindre hésitation, comme si elle savait depuis toujours que je
viendrais l’appeler à l’exil. Elle prit la main de Giuseppe et marcha derrière
moi pour se rendre chez le pape, qui nous bénit, vanta notre courage et nous
recommanda à la protection de Dieu. Je lui baisai la main et lui confiai tous
mes écrits, à l’exception de cette chronique, alors inachevée, que j’avais
enroulée et glissée sous ma ceinture.
Hans nous attendait les bras ouverts à l’entrée du
quartier de Regola, où nous avions déambulé ensemble par le passé et qui n’était
plus qu’une succession de ruines calcinées. Il portait une robe courte et des
sandales décolorées, avec, sur la tête, un casque qu’il se dépêcha d’enlever
avant de me donner l’accolade. La guerre l’avait prématurément blanchi, et son
visage était plus anguleux que jamais. Autour de lui se tenaient une douzaine
de lansquenets, en habits bouffants et panaches lépreux, qu’il me présenta
comme ses frères.
À peine avions-nous fait quelques pas qu’un
officier castillan vint se placer avec ses hommes au travers de notre chemin.
Me faisant signe de ne pas bouger, Hans s’adressa au militaire sur un ton ferme
mais dénué de provocation. Puis il sortit de sa poche une lettre dont la vue
dégagea instantanément la chaussée. Combien de fois avons-nous été arrêtés de
la sorte avant d’arriver à destination ? Vingt fois sans doute, peut-être
même trente. Mais à aucun moment Hans ne fut pris de court. Il avait
admirablement organisé cette expédition, obtenant toute une liasse de
sauf-conduits signés par le vice-roi de Naples, par le cardinal Colonna ainsi
que par divers chefs militaires. De plus, il était entouré de ses « frères »
saxons solidement bâtis, prompts à pointer leurs armes sur les nombreux soldats
soûls qui rôdaient sur les routes à l’affût de quelque larcin.
Quand il fut rassuré sur l’efficacité de son
dispositif, Hans se mit à me parler de la guerre. Curieusement, les propos qu’il
tenait ne correspondaient pas à l’image que j’avais gardée de lui. Il se
lamentait de la tournure qu’avaient prise les événements, se rappelait avec
émotion les années qu’il avait passées à Rome et condamnait le sac de la ville.
Il parlait d’abord à mots couverts, mais au troisième jour, alors que nous nous
approchions de Naples, il vint chevaucher à mes côtés, si proche que nos pieds
se heurtaient.
« Pour la seconde fois, nous avons déchaîné
des forces que nous n’avons pu contenir. D’abord la révolte des paysans de
Saxe, née des enseignements de Luther et qu’il a fallu condamner et réprimer.
Et maintenant la destruction de Rome. »
Il avait prononcé les premiers mots en arabe, puis
continué en hébreu, langue qu’il possédait mieux. Une chose était certaine :
il ne voulait pas que les soldats qui l’accompagnaient se rendent compte de ses
doutes et de ses remords. Il me semblait même si mal à l’aise dans son rôle de
prédicateur luthérien que, lorsque nous fûmes à Naples, je me sentis obligé de
lui proposer de m’accompagner à Tunis. Il eut un sourire amer.
« Cette guerre est la mienne. Je l’ai
souhaitée, j’y ai entraîné mes frères, mes cousins, les jeunes de mon évêché.
Je ne peux plus la fuir, dût-elle me conduire à la damnation éternelle. Quant à
toi, tu n’y as été mêlé que par un caprice de la Providence. »
À Naples, un gamin nous conduisit à la villa d’Abbad,
et c’est seulement lorsque celui-ci vint nous ouvrir sa grille qu’Hans nous
quitta. Je faillis lui exprimer mon souhait de le revoir un jour, quelque part
dans le vaste monde, mais je ne voulais pas gâcher par des formules
fallacieuses la sincère reconnaissance que j’éprouvais à l’égard de cet homme.
Je me
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