L'épopée d'amour
est un agent plus actif et plus sûr que l’œil.
Les pas se rapprochaient.
– Des passants ! fit Ruggieri en haussant les épaules. Croyez-moi, Majesté.
Et il élevait la voix comme s’il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.
– Silence ! murmura Catherine d’un ton de menace qui fit pâlir l’astrologue.
Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu’elles fussent, ne pouvaient en aucune façon se douter qu’elles étaient ainsi épiées. Elles s’arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la reine entendit une voix… une voix d’homme qu’on eût dit voilée d’une indéfinissable tristesse, et qui la fit brusquement tressaillir.
La voix disait :
– J’attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveille à la fois la rue Traversine et la rue de la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté…
– Je n’ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix – voix de femme, cette fois.
– Déodat ! avait sourdement murmuré Ruggieri en pâlissant.
– Jeanne d’Albret ! avait ajouté Catherine de Médicis. Tais-toi. Ecoutons…
– Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçu votre messager. Elle vous attend… Ah ! madame…
– Tu trembles, mon pauvre enfant ?
– Jamais je n’éprouvai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques-unes, qui furent ou bien douces ou bien cruelles. Songez Majesté, que ma vie se joue en ce moment !… Quoi qu’il advienne, je vous bénis, madame, pour l’intérêt que vous daignez me témoigner…
– Déodat, tu sais que je t’aime à l’égal d’un fils.
– Oui, ma reine, je le sais. Hélas ! C’est une autre qui devrait être où vous êtes… Tenez, madame, quand je songe que ma mère m’a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu’elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d’affection ne lui est échappé, qu’elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité…
Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d’une sorte de sanglot parvint jusqu’à Catherine qui demeura impassible.
Seulement une lueur de rage et de haine s’alluma dans les yeux gris de la reine.
– Courage ! fit Jeanne d’Albret pour détourner le cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l’espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant…
A ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.
L’instant d’après, la porte s’ouvrait et Jeanne d’Albret pénétrait dans la maison d’Alice de Lux.
Le comte de Marillac, les bras croisés, s’accota à la tour et attendit.
Sa tête touchait presque à la meurtrière.
Quelles furent les pensées de ces trois êtres pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit ?
L’astrologue : le père !…, la reine : la mère !… Déodat : l’enfant !…
Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur du mur.
Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s’était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit ?
Catherine était toujours armé d’un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d’admirables arabesques, tandis que le manche d’argent, ciselé jadis par Benvenuto [1] , était à lui seul une merveille : bijou terrible dans les mains de la reine.
Et Ruggieri frémissait d’épouvante.
Car la pointe de ce poignard, il l’avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d’art était mortelle.
Qui sait si la reine ne l’eut pas, cette pensée d’allonger subitement son bras et de frapper ?
Quoi qu’il en soit, elle demeura immobile, figée, comme fut immobile l’astrologue, comme fut immobile le comte de Marillac.
Onze heures sonnèrent, puis la demie.
Il eut été impossible de percevoir même le souffle de ces vivants pareils à des morts.
Enfin, comme le dernier coup de minuit s’envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d’Alice de Lux.
Le cou tendu, éperdu d’angoisse, le comte la vit
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