L'épopée d'amour
avoir accompli notre devoir de romancier en montrant comment les instincts de fauve impitoyable peuvent se réveiller dans l’homme sous l’influence hideuse des passions politiques et religieuses. Hélas ! ceci est de tous les temps : une mince, très mince couche de civilisation recouvre les sociétés, comme la jeune glace peut recouvrir les mers hyperboréennes. Vienne une tempête : la couche de glace est disloquée, s’effrite, se fond et l’Océan, toujours le même, se livre aux mêmes furies.
Cependant, si notre récit est terminé en fait, nous devons donner satisfaction aux curiosités qui ont pu s’éveiller sur certains de nos personnages.
Nous devons dire surtout ce que devinrent Jeanne de Piennes, Loïse, le chevalier de Pardaillan et François de Montmorency lorsqu’ils eurent enfin gagné le vieux manoir où s’est déroulée la première scène de cette histoire.
Mais avant de revenir au château de Montmorency, jetons un dernier coup d’œil sur quelques autres acteurs du drame.
Maurevert alla jusqu’à Rome porter la nouvelle de la destruction des hérétiques. En traversant la France, il put se rendre compte que la tache de sang s’élargissait jusqu’à couvrir tout le royaume. A Rome, dès que la nouvelle apportée par Maurevert se fut répandue, on chanta des
Te Deum
dans toutes les églises, les cloches sonnèrent comme à Pâques, le canon du château Saint-Ange tonna ; il y eut une explosion de joie affreuse. Le cardinal de Lorraine, dans son allégresse, compta mille écus d’or au messager sinistre qui lui apportait la tête de Coligny.
Maurevert demeura un an à Rome, alors qu’il ne comptait y passer que quelques jours.
Que fit-il pendant cette année ? Sans doute, il prépara sa fortune ; probablement il s’aboucha avec certains personnages.
Le jour où il se mit en selle pour reprendre la route de Paris, ce qui arriva le 1er septembre de l’an 1573, une sombre satisfaction brillait dans ses yeux, et il murmura, en se touchant la joue que le chevalier avait cinglée :
– Et maintenant, Pardaillan, à nous deux !…
Huguette et son mari, maître Grégoire, avaient pu demeurer cachés dans une cave chez une de leur parente ; lorsque les portes de Paris se rouvrirent, lorsque le calme se rétablit, faute de huguenots et de suspects à tuer, Huguette voulut retourner à son auberge.
Mais le timide Grégoire lui fit observer que Paris était un séjour encore bien dangereux, que tous les jours il y avait des processions où les cris de mort retentissaient encore ; que les Parisiens, et même la cour, et même le roi Charles allaient à Montfaucon voir, par dérision, le cadavre de l’amiral pendu par les pieds ; qu’on venait d’exécuter en place de Grève messieurs de Cavagnes et Briquemaut, qui refusaient d’abjurer ; que le peuple était fort friand de ces spectacles, que lui, Landry Grégoire, était, Dieu merci ! excellent catholique, mais enfin, qu’à défaut d’hérétiques, on pourrait bien le pendre ou le tenailler un jour pour avoir favorisé la fuite de Pardaillan, ce qui serait grand dommage, attendu que sa femme Huguette en mourrait certainement de chagrin.
Huguette, sans ajouter une foi complète à la dernière partie de ce discours, et cependant touchée par l’accent pathétique de son mari, se rendit à ses raisonnements, et consentit à aller attendre loin de Paris que la fameuse algarade survenue à la
Devinière
fût entièrement oubliée.
Ils se rendirent donc à Provins, pays natal d’Huguette, et y demeurèrent environ trois ans, au bout desquels maître Grégoire commença à se persuader que peut-être on l’avait oublié, et qu’il pouvait rentrer à Paris. C’est ce qu’il fit non d’ailleurs sans répugnance.
Le 18 juin 1585, l’auberge de la
Devinière
, ainsi baptisée jadis par Rabelais, fut rouverte, et nous devons dire que bientôt elle se trouva aussi achalandée que par le passé.
Aussi maître Landry, que la terreur avait un peu maigri, ne tarda-t-il pas à retrouver cette épaisse couche de graisse dont il ne laissait pas d’être fier, et son visage luisant resplendit comme un soleil.
Quant à Huguette, toujours jolie, accorte et avenante, elle continua à être l’ornement principal de la
Devinière
; mais une ombre de mélancolie s’était étendue sur son gracieux visage, et parfois, on la voyait arrêtée sur le perron de l’auberge, regardant au loin dans la rue Saint-Denis comme si
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