L'épopée d'amour
a un fumet merveilleux, répondait Lubin en buvant au goulot d’une bouteille de bourgogne.
Si frère Thibaut mangea beaucoup, il faut convenir qu’il se contenta d’une bouteille de vin blanc, ce qui, certainement, dut lui paraître héroïque. Lubin absorba le reste.
Après la première bouteille, Lubin devint mélancolique.
Après la deuxième, il éclata de rire hors de propos.
Après la troisième, il tonitrua l’
Alléluia
.
Après la quatrième, il pleura ses péchés.
Et pour se consoler, il chercha la cinquième et dernière. Mais il ne la trouva pas : Thibaut venait d’en verser le rouge contenu dans la chaudière aux miracles !
Et levant les bras au ciel, il appelait Lubin :
– Mon frère ! mon frère ! Accourez !…
– Qu’y a-t-il ? bégaya Lubin.
– Je ne sais pas, mon Dieu, si ma vue se trouble !… Mais… il me semble…
– Quoi, mon frère ?…
– L’eau que vous avez mise dans la chaudière !…
– Et bien ?…
– Eh bien !… changée en sang !…
– Est-ce possible ? bredouilla Lubin. Que ne s’est-elle changée en vin !
Thibaut jeta un regard louche sur son compère et reprit :
– Mon cher frère, ne plaisantez pas ainsi avec ces choses sacrées ! Venez, vous dis-je !
– Bah ! vous avez la berlue ! dit Lubin.
Cependant, il fit un effort, et en titubant, se dirigea vers la chaudière au fond de laquelle il jeta un coup d’œil incrédule.
Mais tout aussitôt, il pâlit et se mit à hurler :
– Miracle ! miracle ! L’eau a rougi ! Et cependant, c’était bien de l’eau ! C’est moi qui l’ai mise là ! Ah ! mon frère, mes frères, mes révérends, quel honneur pour la communauté et pour moi ! Le sang de Jésus, par ma main, apparaît ici !… Au secours ! Au feu ! Au miracle !
Pendant que pleurant, soupirant, vociférant, Lubin tombait à genoux, Thibaut faisait rapidement disparaître dans l’armoire qu’il ferma à clef les restes du repas, et ouvrait toute grande la porte de la salle.
Aux hurlements de Lubin, les moines accoururent.
– Qu’est-ce ? demanda sévèrement le prieur.
– Je ne sais, mon révérend, répondait Thibaut. Je crois que notre frère Lubin est devenu fou… Il vient de verser sa bouteille d’eau dans la chaudière, et le voilà qui crie comme un possédé !…
– Noël ! miracle ! rugissait de plus belle frère Lubin. C’était de l’eau ! C’est du sang ! Voyez ! Touchez ! Buvez, buvons !
Les moines, le prieur en tête, se précipitèrent vers la chaudière.
– Miracle ! cria le prieur qui tomba à genoux.
– Miracle ! répétèrent les moines en l’imitant.
Et toute la communauté entama un
Magnificat
qui fit trembler les murs du couvent. Puis le prieur, les larmes aux yeux, embrassa frère Lubin. Les pères s’approchèrent de lui et l’appelèrent saint. Les novices touchèrent le bas de sa robe.
Puis la chaudière fut soulevée.
– Mes frères, cria le prieur, emportons-la à la chapelle. Formons-nous en procession, et que le
Te
Deum
retentisse ! Frère portier, ouvrez la grande porte, afin que le peuple sache notre bonheur.
Le frère portier se hâta d’obéir.
Les moines en procession commencèrent à se diriger vers la chapelle.
Mais en passant devant la porte du couvent grande ouverte, Lubin, saisi par le démon de l’orgueil sacré, empoigna la chaudière et l’emporta jusque dans la rue, escorté par son inséparable Thibaut.
Là, plus en voix que jamais, plus enflammé, plus rouge, plus tonitruant et gesticulant, Lubin, soutenu par Thibaut, proclama le miracle.
– C’est moi qui ai mis l’eau ! vociférait Lubin.
– Voyez ! Regardez ! C’est du sang ! rugissait Thibaut.
Et derrière les deux enragés, toute la communauté, sous le grand portail, entonnait le
Te
Deum
.
En quelques instants, la foule fut énorme autour de la chaudière. Par une coïncidence que nous nous contentons de signaler, aux premiers rangs de cette foule se trouvaient une vingtaine de gentilshommes de Catherine de Médicis, et parmi eux, Maurevert.
Les premiers, les gentilshommes crièrent :
– C’est bien du sang !… miracle !…
Quelques femmes du peuple purent s’approcher assez pour voir ; deux d’entre elles s’évanouirent de saisissement, les autres tombèrent à genoux…
Dès lors, la foule entière se mit à genoux et cria :
– Miracle ! Noël !…
A ce moment, deux vigoureux moines saisirent la chaudière et l’emportèrent à
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