L'épopée d'amour
avait eu permission, pendant quelque temps, de quitter son couvent pour aller servir à l’auberge de la
Devinière
en qualité de garçon. Lubin avait réintégré sa cellule depuis le matin même. En effet, on n’avait plus besoin de lui à la
Devinière
où les amis de Guise ne se réunissaient plus. Et le révérend prieur avait dit à Lubin :
– Mon frère, votre mission laïque est terminée. Dans cette longue expédition chez les Philistins, vous avez certainement gagné de la gloire, mais comme la chair est faible, il est probable que vous avez plus d’une fois succombé au démon de la gourmandise ; en raison de la sainte gloire que vous avez acquise dans votre service laïque à la
Devinière
, nous vous préposons à la garde de la chaudière, ce qui est un immense honneur pour vous et pour frère Thibaut qui sera votre acolyte ; mais, en raison des péchés que vous n’aurez pas manqué de commettre chez les Philistins, vous aurez soin de vous appliquer la discipline tous les soirs ; en outre, vous vous abstiendrez de viande, de légumes et de vin pendant quinze jours.
–
Deo gratias
! murmura Lubin en se courbant ; mais en même temps un profond soupir gonflait sa poitrine, et il gémit en lui-même :
– Quinze jours au pain et à l’eau… Ah ! j’en mourrai !
Triste et l’âme gonflée d’amertume, frère Lubin regagna sa cellule où il retrouva frère Thibaut qui, prévenu sans doute, l’attendait et l’emmena dans une salle voisine de la porte d’entrée.
Cette salle, disposée un peu comme une chapelle, ne contenait que quelques chaises et des images de sainteté, mais au fond se dressait une sorte d’autel surmonté d’un grand crucifix. C’est sur cet autel qu’était placée la fameuse chaudière. En temps ordinaire, elle était recouverte d’une serge noire ; mais quelquefois, les fidèles étaient admis à défiler devant elle, et alors, on la découvrait ; c’était une vulgaire marmite de cuisine en cuivre battu. De temps à autre, on y jetait de l’eau pour voir si un miracle ne se ferait pas, c’est-à-dire si cette eau ne se changerait pas en sang.
Frère Thibaut donc, emmena frère Lubin jusqu’à la chaudière devant laquelle il plia les genoux.
– Qu’avez-vous donc à soupirer ? demanda-t-il alors.
– Ah ! mon frère, répondit le désespéré Lubin. Ah ! les franches lippées de la
Devinière
! Ah ! les petits pâtés que confectionnait dame Huguette et dont j’en attrapais bien un par-ci par-là !… Ah ! les jambons que j’arrosais des fonds de bouteilles qui m’étaient laissés !… Il y avait surtout un certain vin de Bourgogne, pelure d’oignon, doux au palais, chaud au cœur…
– Fi, mon frère ! dit Thibaut qui se passait la langue sur les lèvres.
– Que voulez-vous ! Je sens que j’appartiens corps et âme au démon de la gourmandise, car c’est ainsi que le révérend prieur appelle le divin bonheur de s’humecter le gosier d’un peu de bon vin après que de dignes épices ont, au préalable, enflammé ce gosier…
Frère Thibaut ne put y résister davantage et s’écria :
– Vous m’en faites venir l’eau à la bouche !
– Ah ! mon frère, je ne sais quelles joies nous seront réservées au paradis ; mais ce que je sais, c’est que sur cette terre, le paradis s’appelle l’auberge de la
Devinière
!
– Vous rappelez-vous les succulents dîners que nous y fîmes !
– Si je m’en souviens, juste ciel !… Et ceux du temps jadis, du temps de messire Grégoire, le père de maître Landry !…
– C’était, reprit frère Thibaut, vers quarante-six ou quarante-sept, l’année où mourut notre sire François Ier et où nous connûmes l’illustre et révérendissime Ignace de Loyola… C’était le bon temps, frère Lubin ! Alors, quand nous avions bien dîné, maître Grégoire se contentait de notre bénédiction pour tout paiement.
– Tandis qu’aujourd’hui, il nous faut lutter et risquer la hart [15] pour bien manger !
– A qui le dites-vous, mon cher frère ! Tel que vous me voyez, j’ai risqué plus que la pendaison pour accompagner à la
Devinière
, le duc de… mais chut ! vous n’êtes point initié à ces grands secrets…
– En attendant, il me faut jeûner comme un novice ! que dis-je ? comme un condamné aux galères !
Thibaut cligna de l’œil et eut un sourire d’une mystérieuse éloquence.
Lubin, qui connaissait au tréfonds l’âme de Thibaut,
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