Les Amants De Venise
qui la saisit dans ses bras.
« Ô mon père ! clama-t-elle, je veux mourir… mais non
subir la honte de mourir avec lui… Protégez-moi !
Défendez-moi ! Réveillez-vous, monseigneur doge !… À mon
secours !… »
Chapitre 30 TRIOMPHE DE FOSCARI
Le cortège du doge Foscari, un moment arrêté par le cortège
funèbre de Dandolo, reprit sa marche vers les quais du Lido.
À mesure qu’il avançait, Foscari sentait de sourdes inquiétudes
monter en lui.
Aux abords du palais ducal, sur la place Saint-Marc, on avait
beaucoup crié en son honneur, soit que Guido Gennaro eût placé là
un plus grand nombre de ses hommes, soit que les curieux, non
initiés à ce qui se préparait, se fussent portés de préférence sur
cette place.
Or, une foule indifférente est toujours prête à acclamer le
spectacle d’un riche cortège où chatoient les costumes, où éclatent
les fanfares, où brillent les armures.
Le peuple enthousiasmé, avait donc crié : « Vive
Foscari ! » sans trop savoir pourquoi et uniquement parce
qu’il lui fallait à tout prix traduire l’émotion que le spectacle
mettait en lui.
Mais peu à peu, malgré les cloches de toutes les églises sonnant
à toute volée, malgré les fanfares des hérauts, malgré cette sourde
rumeur qui monte des foules profondes, le doge s’était senti
enveloppé d’un silence plein de menaces…
Et cela avait duré jusqu’au moment de la rencontre des deux
cortèges.
À partir de cet endroit, au silence commencèrent à succéder de
nouveaux cris.
Mais si l’on entendait encore des « Foscari !
Foscari ! », les clameurs en l’honneur d’Altieri
dominaient.
« Vive le général ! Vive le sauveur de la
République ! »
Dans certaines ruelles, partisans de Foscari et partisans
d’Altieri en venaient aux mains… le sang coulait déjà…
Altieri marchait près de Foscari qui ne le perdait pas de
vue.
Au début, le capitaine général avait voulu se placer trois pas
en arrière du doge, par respect, disait-il. Mais le doge avait
absolument voulu honorer son capitaine général en le faisant
marcher près de lui.
Comme les « Vive Altieri ! » redoublaient…
« Il me semble qu’on vous acclame fort, dit le doge.
– Monseigneur, répondit Altieri, le peuple se trompe
quelquefois. »
Comme on approchait des quais, Foscari se retourna et vit Guido
Gennaro qui, imperturbable dans son rôle d’huissier, continuait à
porter un pan de son manteau.
Il lui fit signe d’approcher.
Insensiblement, l’huissier gagna du terrain et se trouva presque
côte à côte avec le doge.
D’ailleurs, à ce moment, l’étiquette de la cérémonie semblait
s’être singulièrement relâchée.
Les rangs s’étaient rompus. Dans le cortège même, plusieurs
officiers, impatients d’engager la bataille, encourageaient les
bandes qui criaient pour Altieri.
Les hallebardiers suisses, pourtant, tenaient bon contre les
poussées de plus en plus violentes de la foule.
Ils s’étaient massés autour du groupe dont Foscari et Altieri
étaient le centre, et de temps à autre croisaient leurs hallebardes
contre les émeutiers qui alors reculaient en grand tumulte.
Guido Gennaro avait rejoint le doge.
« Eh bien, fit celui-ci non sans amertume, me répondez-vous
toujours que je vais rentrer vainqueur au palais ?
– Oui, monseigneur, j’en réponds sur ma vie si vous
demeurez jusqu’au bout d’un aussi admirable sang-froid.
– Sur votre vie ?
– Sur ma vie ! » répéta audacieusement Gennaro
qui en lui-même se disait :
« Je ne donnerais pas un écu de la couronne de Foscari et
pas une baïoque de sa peau. »
Foscari reprit :
« Les deux compagnies d’Altieri ?
– Sont embarquées sur l’amiral. Tout va bien de ce
côté.
– Mais si elles tentent un débarquement ?
– Impossible ! L’amiral est à huit ou dix encablures
du quai, et s’il essaie un mouvement, il sera coulé bas.
– Vous en répondez ?
– Sur ma vie ! » dit Gennaro pour la troisième
fois.
À ce moment, le cortège débouchait sur le quai.
Une immense clameur de haine et de malédiction accueillit
Foscari.
Livide, le doge jeta un suprême regard sur la rade pour
s’assurer que le vaisseau amiral était bien surveillé.
Un cri de fureur, de rage et de désespoir éclata sur ses
lèvres.
Il venait de voir le vaisseau amarré au quai, auquel il se
reliait par un large pont en planches.
Et sur le pont du vaisseau, noir de
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