Les Amants De Venise
terre pour une nombreuse réunion ; il était
presque fatal que les deux cortèges devaient se rencontrer.
Léonore, d’ailleurs, si elle s’aperçut de cette rencontre, n’y
prêta qu’une médiocre attention.
Mais peu à peu, à mesure qu’elle avançait, cette attention fut
violemment sollicitée par ce qui se passait autour d’elle.
Des bandes parcouraient la ville silencieusement, mais avec une
allure et des attitudes menaçantes.
Toutes les maisons, toutes les boutiques étaient fermées.
Une heure environ après la rencontre du cortège Foscari, de
grandes clameurs s’élevèrent au loin, du côté du Lido.
Les bandes que Léonore avait remarquées, et qui étaient
silencieuses, criaient maintenant :
« Altieri !… Altieri !… »
« Altieri est vainqueur », songea Léonore.
Que lui importait, après tout !
Elle-même l’avait dit : que ce fût le capitaine général ou
le doge régnant qui triomphât, ses préoccupations, à elle, étaient
ailleurs.
Les rumeurs augmentaient d’intensité.
Des coups de feu éclataient.
Puis une formidable détonation ébranla les airs…
Il y eut comme une accalmie d’un instant.
Puis les clameurs recommencèrent.
Toutes les églises sonnaient le tocsin.
Ce fut dans l’indescriptible tumulte d’une ville en révolution
que Léonore marchait derrière le cercueil de son père.
« Altieri est vainqueur », songeait-elle.
Et une plus grande hâte d’en finir lui venait.
Lorsque le convoi funèbre entra dans l’île d’Olivolo, le calme
soudain qui l’enveloppa lui fit lever la tête et regarder autour
d’elle.
Voyant qu’on arrivait enfin, elle sourit.
Le tombeau des Dandolo était adossé à Sainte-Marie-Formose.
Les prêtres et les confréries s’arrêtèrent devant la petite
construction entourée d’une grille.
Les porteurs entrèrent seuls.
Dehors, en hâte, les prêtres récitèrent les prières, effarés,
épouvantés par l’énorme tumulte qui grondait au loin…
Puis, le tombeau, la grille furent fermés.
Les quelques parents éloignés qui avaient escorté Léonore
s’approchèrent d’elle et lui proposèrent de la reconduire au palais
Dandolo.
Elle refusa, disant qu’elle allait se retirer pour quelques
jours dans l’ancienne maison Dandolo.
Puis elle ajouta :
« En d’autres temps, cousins, j’eusse rempli les devoirs de
l’hospitalité en vous offrant le repas des funérailles. Mais vous
savez ce qui se passe, peut-être… ma maison est
désorganisée… »
Avec empressement, ils acceptèrent la liberté que leur rendait
Léonore, curieux d’aller voir quel trouble étrange agitait la
ville, et pourquoi, le jour du mariage du Doge et de l’Adriatique,
ils avaient rencontré des bandes menaçantes qui criaient :
« Altieri ! Altieri !… »
Alors, Léonore se dirigea accompagnée de deux serviteurs vers la
maison Dandolo.
Devant la porte de la maison, elle renvoya les serviteurs qui se
retirèrent au palais Altieri.
Elle entra, gagna la maison et sur le seuil rencontra le vieux
Philippe qui, avec angoisse, écoutait les bruits lointains de la
bataille.
« Vous, signora ! s’écria le vieillard en joignant les
mains.
– Oui, moi… Peux-tu me confier la clef de la chambre que
j’habitais quand j’étais jeune fille ?
– Vous confier…
– Mais oui, dit-elle avec un sourire qui était calme et qui
traduisait des idées terrifiantes, oui, puisque la maison n’est
plus à nous…
– Oh ! signora… chère signora… tout est bouleversé de
fond en comble… venez… la maison est à vous… vous le savez bien,
puisqu’elle est à lui. »
Léonore tressaillit violemment, ouvrit la bouche pour répondre…
mais aucune parole ne lui vint.
Elle fit seulement un signe de tête et entra.
« Voici la clef de votre chambre, signora, dit le vieux
Philippe. Elle a été respectée et rien n’y a été changé.
– Merci », dit-elle faiblement.
Une minute elle regarda autour d’elle, s’emplissant les yeux de
ce décor qui, jadis, avait encadré son bonheur.
Le vieillard comprit sans doute que quelque chose
d’extraordinaire et de solennel s’accomplissait dans l’âme de sa
maîtresse.
Il la regarda avec anxiété, sans dire un mot.
Il la vit qui montait lentement l’escalier de bois et
s’enfonçait dans la pénombre, comme un fantôme qui s’évanouit.
Soudain, il poussa une exclamation, comme s’il eût deviné.
« Advienne que pourra !
Weitere Kostenlose Bücher