Les amours blessées
n’éprouvaient aucune gêne à coudoyer sans cesse la fleur de l’aristocratie française. À l’image de Catherine de Médicis, que quelques mauvais esprits traitent encore de « marchande florentine », ils méprisaient les grands qui sombraient dans la frivolité et respectaient sans les envier ceux qui servent bien, tout comme eux le faisaient, le roi de France.
… En cet avril dont je te parle, je sortais de ma chrysalide et ne m’attardais pas à toutes ces considérations. Après une enfance et une adolescence consacrées à l’étude et à une éducation fort stricte, j’abordais aux rives de la jeunesse avec curiosité et excitation : je m’en promettais mille félicités…
L’air de l’époque était aux plaisirs. Le roi François vieillissant, qui aimait par-dessus tout la compagnie des femmes et les réjouissances, promenait à travers certaines de ses provinces une Cour encore itinérante et toujours avide de distractions. La véritable souveraine en était alors Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, qu’il avait mariée par commodité avec Jean de Brosse, chambellan des enfants royaux. Blonde, rieuse, capricieuse et coquette, aimant le luxe et le faste, la favorite servait de phare à toute une jeunesse tapageuse qui l’adulait. Son influence sur François I er était grande et puissant son empire sur les sens blasés de son amant quinquagénaire.
Pour plaire à la duchesse et par goût personnel, le souverain multipliait les fêtes.
Ce vingt et un avril, donc, il en offrait une de plus à la ville de Blois où il aimait se retrouver dans le château remanié selon sa volonté.
Si, depuis la mort de la reine Claude de France, sa première épouse, il y résidait moins souvent qu’auparavant, il ne lui déplaisait pourtant pas d’y faire de courts séjours.
Le bal, si important à mes yeux, durant lequel on devait lui présenter quelques débutantes dont j’étais, ne fut sans doute pour lui et pour son entourage, habitués à toutes sortes de divertissements, qu’une soirée parmi d’autres. Pour moi, il fut à la fois rêve enfin réalisé et prélude au profond bouleversement qui allait à jamais orienter ma vie.
Te souviens-tu de ce soir fatidique, toi qui m’avais aidée avec Nourrice, à me préparer ? Te rappelles-tu mon impatience à partir pour le château dont la proximité m’enfiévrait ?
Notre hôtel de Blois, rue Saint-Lubin, s’élevait près de la porte du Foix, au pied même de l’éperon rocheux sur lequel on avait bâti jadis la puissante forteresse des Comtes que nos rois avaient peu à peu embellie. Le passage constant des chariots branlants, des litières, des chevaux richement caparaçonnés, éprouvait à la fois les murs de notre demeure et mes nerfs surexcités.
En temps ordinaire, je préférais de beaucoup résider à Talcy, le beau domaine acheté par mon père avant son mariage et que sa situation entre la Loire et la forêt de Marchenoir rendait si accueillant.
Le parc, la roseraie, le bois où s’était écoulée mon enfance, m’étaient bien plus chers que notre imposante maison blésoise et ses nombreux corps de logis. Privée de verdure et d’espace campagnard, je ne m’y plaisais guère d’habitude. Mais, pour un soir, Blois était devenu à mes yeux le centre du monde !
Je me revois, pendant que vous finissiez de m’habiller, debout devant le miroir vénitien que mon père avait fait venir tout exprès d’Italie à l’occasion de mon anniversaire. Dévorée d’appréhension et cependant follement impatiente d’affronter l’épreuve qui m’attendait, j’étais tendue comme une corde de luth. Ainsi qu’une grosse mouche autour d’un gâteau au miel, Nourrice tournait autour de moi en s’affairant tandis que je contemplais avec incrédulité et ravissement la demoiselle dont je découvrais l’image dans l’eau claire du miroir.
Pour la première fois de ma vie, je portais une grande robe de Cour. C’était un événement. Je n’en ai rien oublié.
L’austérité espagnole n’avait pas encore envahi nos mœurs, la mode italienne triomphait toujours.
Le corps baleiné de taffetas incarnat dont le busc très allongé affinait ma taille déjà fort mince, le décolleté carré atténué par une gorgerette de gaze transparente ornée de broderies de perles, m’allaient bien. Mais c’était surtout le large vertugade que j’étrennais pour la circonstance, cette nouveauté dont les femmes raffolaient
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