Les amours du Chico
avait un culte spécial pour le pied d’enfant de sa petite
maîtresse. Il aimait à s’accroupir devant elle et, tabouret vivant,
il plaçait ses petits pieds sur lui et, tandis qu’elle babillait,
il écoutait gravement, les caressant doucement, en des gestes
frôleurs, avec l’appréhension vague de les abîmer, et quelquefois
il s’oubliait jusqu’à poser dévotement ses lèvres dessus, au hasard
de la rencontre.
Elle le laissait faire. Parfois, par des roueries innocentes,
elle stimulait sa timidité naturelle, afin de l’amener, sans en
avoir l’air, à ce jeu qu’elle partageait avec un plaisir réel,
quoique dissimulé, très sensible qu’elle était, sous son apparence
indifférente, à cette adoration spéciale.
C’est que, sans le vouloir et sans le savoir, c’était elle-même
qui avait jeté en lui le germe de cette préférence, peut-être
bizarre, trouvera-t-on, et qui l’avait entretenu et cultivé au
point d’en faire une passion.
En effet, elle avait toutes les coquetteries innées. Mais elle
n’eût pas été l’Andalouse de pure race qu’elle était, si elle
n’avait eu par-dessus tout la coquetterie, la fierté, pourrait-on
dire, de son pied, réellement très petit, très joli.
Ce faible marqué pour ses extrémités, elle le lui avait fait
partager. Dès lors, elle ne pouvait être que satisfaite de le voir
renchérir sur elle-même.
Ceci fera peut-être sourire le lecteur.
En notre siècle de prosaïsme, de concurrence vitale effrénée,
d’activité intense, on a quelque peu perdu le culte de la femme et
de tout ce qui fait sa beauté. Ils sont rares, aujourd’hui, ceux
qui savent apprécier en connaisseurs les charmes de la femme et
pour qui la vue d’un joli pied, finement chaussé, est un véritable
régal des yeux.
Autrefois, on ignorait la vapeur et les aéroplanes. On avait le
temps de détailler et de savourer en fin gourmet tout ce que la vie
nous offre de bon et de beau.
Remarquez, lecteur, que nous ne critiquons pas. Nous constatons,
voilà tout.
En Espagne, surtout, où, il n’y a pas bien longtemps encore, on
pouvait voir, en pleine rue, le galant étaler, en un geste large,
sa mante à terre devant l’amoureuse de son choix, et celle-ci,
légère et pimpante, reins cambrés, souriante et gracieuse, mollet
tendu, cheville fine et dégagée, fouler de son pied mignon le tapis
improvisé. Après quoi, le
majo
se drapait fièrement dans
sa mante, étalant avec orgueil aux yeux de tous la trace très
apparente des pas de la
salada,
non sans avoir, au
préalable, baisé cette trace à pleines lèvres.
Quoi qu’il en soit, faible prononcé, vice ou passion, quel que
soit le nom qu’on voudra donner à cette coquetterie spéciale, la
petite Juana l’avait au plus haut point et l’avait fait partager au
Chico, qui l’avait si bien adoptée que, sur ce point, il se
montrait plus intransigeant, plus ardent, plus admiratif, plus
difficile et plus coquet qu’elle encore, ce qui n’était pas peu
dire.
Ayant vu échouer toutes ses petites ruses, elle avait eu recours
à ce suprême moyen qu’elle avait tout lieu de croire infaillible,
et ses jambes fines et nerveuses, moulées dans des bas de soie
brodée, comme en portaient les grandes dames, ses petits pieds à
l’aise dans de mignons et minuscules souliers de satin, s’étaient
mis à s’agiter et se trémousser, s’efforçant d’attirer à eux
l’attention du récalcitrant. Et comme il ne paraissait pas voir,
elle s’était décidée à repousser petit à petit le tabouret sur
lequel elle posait ses pieds.
Il était bien grand et bien lourd, en chêne massif, ce diable de
tabouret. N’importe, elle avait réussi à le pousser si bien que
toute petite dans son immense fauteuil, elle se trouva bientôt les
jambes pendantes sans un point d’appui où poser ses extrémités.
Elle espérait ainsi amener le Chico à remplacer le tabouret.
En toute autre circonstance, le nain se fût empressé de profiter
de l’aubaine. Mais il avait autre chose de plus sérieux en tête, et
il sut résister héroïquement à la tentation.
Hélas ! une fois de plus la petite Juana échoua
piteusement. Elle dut, puisque décidément il se montrait rebelle à
toute tentative détournée, se résigner à recourir à la provocation
directe, et d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme et
indifférente, sur un ton qu’elle croyait propre à le piquer, elle
dit :
– Es-tu distrait à ce point, ou
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