Les amours du Chico
c’est dans cette attente qu’elle avait décidé de
garder la magnifique toilette qui la faisait si adorable, et qui
était digne, en tous points, de rivaliser avec le superbe costume
du Chico.
Elle avait dû penser que, la course terminée, il ne résisterait
pas au désir de venir se faire admirer, et elle avait dû arranger
d’avance la réception qu’elle lui ferait.
On conçoit combien l’attitude si nouvelle et si imprévue du
petit homme la piqua au vif. La fine mouche avait cependant
remarqué sa rougeur et l’éclat soudain de son regard quand il
l’avait aperçue. Mais qu’était-ce que cela comparé à ses
habituelles adulations ?
Le Chico, comme tous les Espagnols, avait le compliment
facilement hyperbolique quand il s’agissait de celle qu’il aimait.
Avec cette poésie naturelle qu’il ne soupçonnait pas, il avait su
trouver les mots tendres et câlins qui bercent autant que des
caresses. Il avait toujours pour elle, de ces attentions délicates
qui ne la laissaient jamais indifférente, bien que, par habitude
contractée de longue date, elle affectât d’accueillir le tout avec
des airs de petite souveraine qui l’intimidaient toujours un
peu.
Cette fois-ci, rien de tout cela. Pas un mot aimable, pas un
compliment, à peine un coup d’œil distrait à sa plus belle
toilette. Et cette froide assurance qu’elle ne lui connaissait
pas ?…
Quoi ! était-elle devenue subitement affreuse ? Ou
bien, grisé par le succès qu’il avait remporté auprès des nobles
dames, le Chico, se prenant pour un personnage important,
faisait-il fi d’elle ? Son dépit était si violent qu’elle en
aurait pleuré… si elle n’avait craint de redoubler son orgueil en
paraissant attacher tant de prix à ses attentions.
Cependant, comme elle était femme et coquette, elle sut cacher
ses impressions, si bien qu’il ne soupçonna rien de ce qui se
passait en elle, et ce fut avec son air le plus agressif, de son
ton le plus grondeur qu’elle lança :
– Comment oses-tu reparaître ici quand je t’ai
chassé ? Et dans quel état encore, Vierge sainte !
N’es-tu pas honteux de te présenter ainsi devant moi ?
Non ! tu ignores la honte, tu ne connais que
l’impudence !
Pour la première fois de sa vie le Chico accueillit cette
violente sortie avec une indifférence qui accrut son indignation.
Il ne rougit pas, il ne baissa pas la tête, il ne s’excusa pas. Il
la regarda tranquillement en face et, comme s’il n’avait pas
entendu, il dit simplement et très doucement :
– J’ai besoin de t’entretenir de choses sérieuses.
La petite Juana en demeura toute saisie. On lui avait changé sa
poupée. Où prenait-il cette tranquille audace ? La vérité est
que le Chico n’avait pas conscience de son audace. Il ne songeait
qu’à Pardaillan et tout s’effaçait devant cette pensée. Ce qu’elle
prenait pour de l’audace n’était que de la distraction. Il
entendait vaguement ce qu’elle disait, mais il pensait à toute
autre chose, il ne saisissait qu’imparfaitement le sens de ses
paroles qui, dès lors, perdaient toute leur portée.
Juana, étourdie, feignit alors de remarquer ce qu’elle avait vu
du premier coup d’œil et s’écria :
– Mais tu es couvert de sang ! Tu t’es donc
battu ?
– Ne sais-tu pas ce qui se passe en ville ?
– Comment ne le saurais-je pas ? On dit qu’il y a eu
rébellion, tout est à feu et à sang, il y a des morts par milliers…
du moins l’ai-je entendu dire aux rares clients que nous avons eus
en ce jour de malheur.
Et son inquiétude perçant malgré elle, avec une inflexion de
voix dont il ne perçut pas la tendresse :
– Tu es donc blessé ?
– Non. J’ai été éclaboussé dans la bagarre. Peut-être ai-je
bien quelque écorchure par-ci, par-là, mais ce n’est rien. Ce sang
n’est pas le mien. C’est celui des malheureux que j’ai vu tuer
devant moi.
Dès l’instant qu’il n’était pas blessé, elle reprit son air
grondeur et dit :
– C’est là que tu t’es fait arranger de la sorte ?
Qu’avais-tu besoin, mécréant, de te mêler à la bagarre ?
– Il le fallait bien.
– Pourquoi le fallait-il ? Et quand je pense que je
suis allée à cette course et que je serais peut-être morte à
l’heure qu’il est si j’étais restée jusqu’à la fin !
Ce fut à son tour de pâlir de crainte :
– Tu es allée à la course ?
– Hé oui ! Heureusement la Vierge me protégeait
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