Les amours du Chico
te soucies-tu si peu de moi
que tu ne vois point que me voici les jambes ballantes, sans le
moindre appui où poser mes pieds ?
Ceci, manifestement, voulait dire : Niais !
qu’attends-tu pour prendre la place du tabouret que j’ai
rejeté ? Et comme si ce n’était pas assez qu’elle eût été
contrainte à cette humiliation, voici que, suprême humiliation, le
Chico, au lieu de profiter de l’invitation directe, se contentait
de remettre sous ses pieds le lourd tabouret de bois qu’elle
s’était donné tant de peine à repousser.
Et comme s’il eût voulu bien marquer son intention d’être
inaccessible à toute tentation et de rester de glace, il se hissa
sur un escabeau placé assez loin d’elle.
À ce dernier et insupportable outrage, Juana faillit se livrer à
un des gros accès de colère qui s’emparaient d’elle quand il la
contrariait ou qu’elle ne parvenait pas à lui faire deviner et
exécuter ce qu’elle désirait et n’osait demander ouvertement. Elle
faillit le chasser, le battre, l’égratigner, pour le punir de son
insolente froideur.
Mais elle réfléchit que, dans l’état d’esprit où elle le voyait,
il était capable de se fâcher à son tour pour la première fois de
sa vie. Non pas qu’elle eût peur de lui, mais c’est qu’elle tenait
à connaître les détails des importantes nouvelles qu’il apportait,
et si elle le rudoyait, dame ! elle courait le risque de ne
rien savoir. La curiosité, plus forte que le dépit, lui conseilla
donc de garder une attitude calme et digne et de paraître ne pas
avoir été touchée par l’affront ; car pour elle c’était un
affront sanglant qu’il venait de lui faire.
Et c’était à ce moment-là que le Chico, si peu bavard
d’habitude, ne tarissait pas de s’émerveiller sur le compte du sire
de Pardaillan, son grand ami, pour qui il délaissait et paraissait
dédaigner celle qui, jusqu’à ce jour, avait seule existé pour
lui.
Or, comme il s’agissait du salut de Pardaillan, Juana ne savait
plus si elle devait s’indigner du changement d’attitude du nain ou
si elle devait s’en montrer ravie. Elle ne savait plus si elle
devait le féliciter ou l’accabler de reproches et d’injures.
En effet, malgré le calme apparent avec lequel elle avait
accueilli la nouvelle de l’arrestation de Pardaillan, si le Chico
avait été moins préoccupé, il aurait remarqué sa pâleur soudaine et
l’éclat trop brillant de ses yeux.
Est-ce à dire qu’elle aimait Pardaillan ? Peut-être, tout
au fond de son cœur, gardait-elle encore un sentiment très tendre
pour lui ? Peut-être ! Ce qu’il y a de certain, c’est
que, après l’entretien mystérieux qu’elle avait eu avec le
chevalier, elle avait sincèrement renoncé à cet amour
romanesque.
Très sincèrement encore, sous l’influence des conseils
fraternels de Pardaillan, elle s’était tournée vers le Chico, avec
l’espoir de trouver en lui ce bonheur qu’elle savait insaisissable
et impossible avec l’autre.
Ce qui est non moins certains, c’est que, en laissant tout
sentiment amoureux de côté, elle ne pouvait pas rester indifférente
au sort de Pardaillan. Elle avait dit le mot exact quand elle avait
dit au Chico qu’elle aimait Pardaillan comme un frère aîné.
Dans ces conditions, comme le nain, elle devait être disposée à
tenter l’impossible, même à sacrifier sa vie au besoin, pour le
secourir. Et c’était encore une chose admirable que Pardaillan, sur
qui s’acharnaient les forces coalisées des plus puissants du
royaume à commencer par le roi, ne devait trouver, pour
s’intéresser à son sort, pour s’ingénier à le tirer des serres
puissantes qui l’avaient saisi, prêts à faire le sacrifice de leur
vie, que ces deux faiblesses représentées par une miniature d’homme
et une fillette frêle et mignonne habituée à être choyée et adulée.
C’était admirable et touchant.
Malheureusement, ceci se produisait à un moment qui pouvait être
funeste au Chico et à Juana. Tous deux couraient le risque d’être
victimes d’un malentendu sentimental.
Pour le Chico, les entretiens qu’il avait eus avec Pardaillan
avaient complètement dissipé cette jalousie furieuse qui avait fait
de lui le complice de Fausta. Il savait que Juana ne serait jamais
qu’une petite amie pour le chevalier. S’il avait gardé le moindre
doute à cet égard, les paroles de Juana lui disant qu’elle
considérait Pardaillan comme un
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