Les amours du Chico
algarade avec Bussi-Leclerc, et il crut comprendre le sens
mystérieux de l’adieu de Fausta : « Tu me reverras
peut-être, mais tu ne me reconnaîtras pas ». Et il clama dans
sa pensée :
« Oh ! ces deux misérables ont-ils donc réellement
prémédité de me faire sombrer dans la folie ! Et c’est Fausta
qui a inventé cela ! Eh ! je me souviens maintenant,
c’est moi-même qui, en raillant, lui ai conseillé de me frapper
dans mon intelligence. La diabolique créature m’a pris au mot… Je
croyais la connaître et je suis forcé de m’avouer que je ne l’eusse
jamais supposée capable d’une telle scélératesse. Ah !
Seigneur Dieu ! que l’ancienne papesse et ses suppôts
invoquent sans cesse, si vous existez, faites que je puisse me
trouver seul avec elle, seulement quelques minutes… je me charge du
reste. »
Ayant deviné, ou ayant cru deviner à quoi tendait l’épouvantable
spectacle que lui présentait d’Espinosa, il souffla bruyamment,
comme quelqu’un qui se trouve déchargé du lourd fardeau qui
l’oppressait, cuirassa son cœur pour le rendre momentanément
insensible, commanda à ses nerfs de se maîtriser et, très calme en
apparence, il suivit son sinistre guide, résolu à tout voir et tout
entendre, sans se laisser dominer par la pitié et l’épouvante,
comme il avait failli le faire un moment.
À la troisième porte, troisième arrêt. Là, c’était un malheureux
qu’on tenaillait avec des fers rougis à blanc. Et le moine
tortionnaire, avec une insensibilité égale à celle des deux autres,
se penchait sur un récipient placé sur un réchaud, y puisait une
cuillerée d’un liquide blanchâtre vaguement mousseux et vidait
lentement la cuiller dans le trou béant que les tenailles venaient
de faire dans la chair. Ce qu’il versait ainsi sur les plaies,
c’était un mélange d’huile bouillante, de plomb et d’étain fondu.
Et le malheureux qui subissait cet effroyable supplice, effrayant à
voir, poussait des hurlements qui n’avaient plus rien d’humain, et
d’une voix de dément – peut-être devenu subitement fou –
rugissait : « Encore !… Encore !… »
Et ses clameurs se mêlaient aux plaintes de l’écorché vivant que
le moine-bourreau continuait de travailler.
Sous l’œil froid et investigateur de d’Espinosa, Pardaillan se
raidissait pour ne rien laisser paraître de ses impressions. Et aux
yeux de d’Espinosa, il pouvait passer pour très calme, parfaitement
maître de lui. Mais pour quelqu’un qui l’eût bien connu, la fixité
étrange du regard, la teinte terreuse répandue sur ses joues, une
imperceptible crispation des lèvres très pâles ou trop rouges,
parce qu’il venait de les mordre, eussent été autant d’indices
visibles de l’émotion qui l’étreignait et de l’effort surhumain
qu’il faisait pour la surmonter.
Une fois encore, d’Espinosa prononça son glacial :
« Passons ! » Une fois encore il ajouta que le crime
du misérable qui râlait et hurlait tour à tour n’était rien comparé
au crime de Pardaillan.
Et l’affolante, l’hallucinante promenade se poursuivit à travers
l’interminable galerie pleine maintenant des rugissements, des
plaintes, des sanglots, des supplications, des menaces et des
blasphèmes des malheureux que le délire sanguinaire de
l’inquisiteur soumettait à des supplices que nous avons peine à
concevoir aujourd’hui.
Après l’homme tenaillé vivant, ce fut l’homme à qui l’on brisa
les membres à coups de masse de fer, puis celui à qui l’on creva
les yeux, et celui à qui l’on arracha la langue, en passant par le
supplice du chevalet, celui de l’eau, sans compter celui à qui l’on
enferma les mains dans des peaux humides contenant du sel, qu’on
faisait sécher en les exposant à la flamme d’un réchaud.
La porte d’une de ces cellules ne s’ouvrit pas. Un moine poussa
un guichet et Pardaillan vit une demi-douzaine de chats qu’on avait
rendus hydrophobes en les privant de boisson, se ruer sur un homme
entièrement nu et le mettre en pièces à coup de leurs griffes
acérées.
Tout ce que l’imagination la plus déréglée peut concevoir de
supplices infâmes, de raffinements de torture inouïs, passa là sous
ses yeux, et de toutes ces portes demeurées ouvertes jaillissaient
sans répit les cris et les plaintes, un vacarme à faire chavirer le
cœur le plus endurci, des gémissements et des supplications qui
eussent attendri un
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