Les amours du Chico
tigre.
Et à chaque porte d’Espinosa répétait son immuable :
« Passons ! » toujours suivi de la comparaison du
crime du malheureux qui agonisait et qui n’était toujours rien
comparé au crime de Pardaillan.
Enfin, la fin de la fantastique galerie arriva. Pardaillan se
crut délivré de l’effrayant cauchemar qu’il vivait depuis une
heure. Malgré ses efforts, malgré son stoïcisme, il sentait sa
raison chanceler. Et la pitié qu’il ressentait pour ces
malheureuses victimes, dont il ignorait le crime, était telle qu’il
oubliait que cette effrayante série de supplices sans nom qu’on
faisait défiler sous ses yeux n’avait qu’un but : lui rappeler
que tout ce qu’il voyait là d’horrible et d’affreux n’était rien,
comparé à ce qui l’attendait, lui.
Chapitre 15 LE REPAS DE TANTALE
À l’extrémité de l’horrible galerie, il y avait un escalier de
quelques marches, et, sur la droite, un mur, très haut, continuait
cette galerie. L’escalier aboutissait à un jardinet. Le mur
séparait ce jardinet du grand jardin.
En se retrouvant au grand air, sous la chaleur vivifiante de
l’éclatant soleil, Pardaillan respira à pleins poumons. Il lui
semblait sortir d’un lieu privé d’air et de lumière. Et en faisant
peser sur d’Espinosa, toujours impassible à son côté, un regard
lourd de menaces, il pensa :
« Je ne sais ce que machine contre moi ce prêtre scélérat,
mais, mordieu ! il était temps que l’infernal supplice qu’il
vient de m’infliger prît fin. »
Pour reposer ses yeux, encore remplis de la vision d’horreur, il
voulut les poser sur les fleurs qui embaumaient l’air et qu’il
respirait avec délices. Alors il tressaillit et murmura :
– Ah ! quel diable de jardin est-ce là !
Ce qui motivait cette exclamation c’était la disposition
spéciale du jardinet. Voici :
De l’escalier, par où il venait de descendre, jusqu’à un corps
de bâtiment composé d’un rez-de-chaussée seulement, et en mauvais
état, ce jardinet pouvait avoir, en largeur, de dix à douze mètres
environ.
Dans le sens de la longueur, en partant du mur, qui prolongeait
la galerie et le séparait du grand jardin, jusqu’à un autre corps
du bâtiment, composé aussi d’un seul rez-de-chaussée, il mesurait
environ une trentaine de mètres. De sorte que ce jardinet se
trouvait enfermé entre trois bâtisses (en y comprenant le bâtiment
plus important où se trouvait la galerie) et une haute
muraille.
Mais ce n’était pas là ce qui étonnait Pardaillan. Ce qui
l’étonnait, c’est que ce jardinet était coupé, au milieu et dans
toute sa longueur, par un parapet surmonté d’une haute grille dont
les barreaux étaient très forts et très rapprochés.
En outre, d’autres barreaux, aussi forts et aussi rapprochés,
partaient du toit d’un de ces corps de bâtiment, et venaient
s’encastrer sur la grille verticale. De sorte que cela constituait
une cage monstrueuse.
Des plantes grimpantes, s’enlaçant aux barreaux, montaient
jusqu’au faîte de cette étrange cage, y formaient un dôme de
verdure et masquaient en partie ce qui s’y passait.
Conduisant Pardaillan, toujours surveillé de près par son
escorte de moines geôliers, d’Espinosa tourna à gauche, se
dirigeant tout droit vers le bâtiment qui occupait la largeur du
jardinet.
Or, chose étrange, et qui glaça Pardaillan, dès que le bruit de
leurs pas se fit entendre sur le gravier de l’allée, il perçut
comme une galopade furieuse de l’autre côté du rideau de verdure
qui masquait la cage. Puis une rumeur, comme une bousculade, un
bruit de branches froissées, des faces humaines hâves, décharnées,
des yeux luisants ou mornes, se montrèrent de-ci de-là entre les
barreaux, et une plainte déchirante, monotone, s’éleva
soudain :
– Faim !… Faim !… Manger !…
Manger !…
Et presque aussitôt une voix rude cria :
– Attendez, chiens, je vais vous faire retourner à la
niche !
Puis le claquement sec d’un fouet, suivi du bruit flou d’une
lanière cinglant un corps, suivi à son tour d’un hurlement de
douleur. Ensuite, une fuite éperdue et la même voix rude
accompagnant chaque coup de fouet de ce cri, toujours le
même :
– À la niche ! À la niche !
Voilà ce qu’entrevit Pardaillan en une vision rapide comme un
éclair. Et en jetant un coup d’œil angoissé sur la cage
fantastique, il songea :
« Quelle abominable surprise me réserve
Weitere Kostenlose Bücher