Les amours du Chico
encore ce maître
bourreau ? »
D’Espinosa s’arrêta devant le corps de bâtiment. Un moine se
détacha du groupe, vint ouvrir les cadenas qui maintenaient
extérieurement un fort volet de bois. Le volet ouvert tout grand
démasqua une ouverture garnie d’épais barreaux croisés.
Cette ouverture donnait sur une sorte de fosse. Sur le sol
fangeux de cette fosse, au milieu d’immondices innommables, à
moitié nu, un homme était accroupi. Aveuglé par le flot de lumière
succédant sans transition à l’obscurité profonde dans laquelle il
était plongé, il demeura un instant immobile, les yeux clignotants.
Puis il se dressa brusquement, déchira l’air d’un hurlement lugubre
et bondit sur les barreaux, cherchant à agripper ceux qui le
regardaient du dehors.
Voyant qu’il ne pouvait y parvenir, il se mit à mordre les
barreaux de fer, sans arrêter ses hurlements. Alors, du plafond de
la fosse une trombe d’eau s’abattit sur le forcené. Il lâcha les
barreaux, se rejeta dans sa fosse et se mit à courir dans tous les
sens, cherchant à se soustraire à l’avalanche liquide qui le
poursuivait partout.
Bientôt, les hurlements se changèrent en plaintes confuses,
puis, le malheureux suffoqua et s’abattit pantelant au milieu de sa
fosse, pendant que l’eau tombait, implacablement et à torrents, sur
lui.
Brusquement, l’abominable pluie cessa. Alors, une porte
s’ouvrit ; un moine, armé d’une discipline, entra et attendit
patiemment que l’homme, à moitié suffoqué, reprît ses sens.
Lorsque le malheureux ouvrit les yeux, il aperçut le moine qui
l’observait. Sans doute savait-il ce qui l’attendait car, avant
même que le moine eût fait un geste, il se redressa d’un bond, et
se mit à tourner autour de la fosse, sans s’arrêter de hurler.
Froidement, sans hâte, en relevant d’une main sa robe qui eût pu
traîner dans la boue, le moine se mit aussi en marche. Seulement à
chaque pas qu’il faisait, il levait la discipline et la laissait
tomber à toute volée sur les épaules de l’homme qui bondissait à
tort et à travers, mais ne cherchait pas à entrer en lutte avec le
terrible moine.
On eût dit d’un dompteur fouaillant un fauve grondant, menaçant,
mais n’ayant pas le courage de se jeter, gueules et griffes
ouvertes, sur son bourreau.
Très rapidement la victime, épuisée déjà par les jets d’eau
reçus, tomba de nouveau sur le sol. Implacablement, le moine
continua de la fustiger jusqu’à ce qu’il vît qu’elle était
évanouie. Alors, il attacha sa discipline à sa ceinture, retroussa
sa robe et, sans s’inquiéter de l’homme, il sortit posément, comme
il était entré.
Tandis que le moine, qui avait déjà ouvert le volet, s’occupait
à le refermer, d’Espinosa expliquait avec une froide
indifférence :’
– Ceci est un supplice plus terrible peut-être que tous
ceux que vous venez de voir. L’homme que nous quittons, de son
vivant était duc et grand d’Espagne. Le crime qu’il a commis
méritait un châtiment spécial. Il ne pouvait être question
d’employer la procédure ordinaire. L’homme a été discrètement
enlevé et conduit ici… comme vous. On lui a fait boire d’une
certaine potion préparée par un révérend père de ce couvent. Ce
breuvage agit sur le cerveau qu’il engourdit. Au bout d’un certain
temps, celui qui a eu le malheur d’en avaler une dose suffisante
sent son intelligence s’obscurcir. Alors nous soumettons le
condamné à un régime spécial.
« Tout d’abord, on l’enferme dans un cachot que je n’ai pu
vous faire voir, attendu qu’il n’y en a aucun d’occupé en ce
moment. Au bout de quelques jours, le condamné est à peu près fou.
Quelques-uns sortent de là complètement fous et inoffensifs.
D’autres, au contraire, ont parfois encore des éclairs de lucidité
et sont dangereux. Alors, nous les mettons dans le cachot que vous
venez de voir et, quand ils ont subi durant quelques semaines le
traitement de ce pauvre duc, c’est fini. Ils sont irrémédiablement
fous. Alors, ils ne connaissent plus que leur gardien, dont ils ont
une peur incroyable, et nous pouvons, sans crainte, adoucir un peu
leur sort en les laissant vivre en commun et au grand air dans la
cage que vous voyez.
Tout en donnant ces explications de cet air effroyablement calme
qui lui était habituel, d’Espinosa conduisait Pardaillan, secoué
d’indignation, Pardaillan qui se raidissait pour montrer un
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