Les amours du Chico
bien passer au réfectoire,
nous aurons l’honneur de lui servir le dîner.
Pardaillan fut ébahi de cette annonce. Que signifiait cette
fantaisie et quelle surprise douloureuse ou quel piège
dissimulait-elle ?
À voir les mines béates et radieuses de ses deux gardiens, à
leurs sourires entendus, aux coups d’œil malicieux qu’ils
échangeaient, il crut comprendre qu’il se tramait quelque chose de
louche contre lui. Il répondit donc sèchement :
– Mon révérend, je vous ai dit une fois pour toutes que je
ne voulais point manger. Vous n’aurez donc pas l’honneur de me
servir le dîner, attendu que je suis résolu à ne point bouger
d’ici.
Ayant dit, il se jeta dans son fauteuil et leur tourna le
dos.
Les deux moines se regardèrent consternés. Leur nez s’allongea
d’une manière inquiétante, leur large bouche se crispa en un rictus
larmoyant, de leur vaste poitrine jaillit un soupir capable de
renverser un jeune arbrisseau.
Dans leur déception, d’autant plus cuisante que plus imprévue,
ils étaient affreux et parfaitement grotesques. Si Pardaillan avait
cru à leur sincérité réelle, et qu’il les eût vus en ce moment, il
n’eût pu s’empêcher de rire. Mais comme il croyait à une comédie,
il eût, certes, admiré ce qu’il eût pris pour un art consommé.
Cependant, frère Bautista, qui était le plus inconscient des
deux, partant le plus disposé à se mettre en avant, fit une
tentative désespérée, et sur un ton qui n’admettait pas de
réplique :
– Il faut venir cependant, trancha-t-il.
Pardaillan, frappé de ce ton, presque menaçant, se redressa
aussitôt, et avec un sourire narquois, il goguenarda :
– Il faut !… Pourquoi ?
– C’est l’ordre, dit plus doucement frère Zacarias.
– Et si je refuse d’obéir à l’ordre ? railla
Pardaillan.
– Nous serons forcés de vous porter.
Pardaillan fit rapidement deux pas en avant. Il n’avait rien
pris depuis bientôt trois jours, mais il sentait bien qu’il était
encore de force à mettre facilement à la raison les deux insolents
frocards. Il allait donc projeter ses deux poings en avant
lorsqu’une réflexion subite arrêta le geste ébauché :
– Niais que je suis, songea-t-il. Qui sait si je ne
trouverai pas l’occasion cherchée de fausser compagnie à tous ces
moines, que l’enfer engloutisse ! Dans tous les cas, j’ai
intérêt à connaître le plus possible les tours et détours de ce
couvent. On ne peut pas savoir…
Le résultat de cette réflexion fut qu’au lieu de frapper comme
il en avait eu l’intention, il répondit paisiblement avec son plus
gracieux sourire :
– Soit ! j’irai donc de plein gré, à seule fin de vous
éviter la peine de me porter.
Les deux moines eurent une grimace de satisfaction. Ils
connaissaient la force redoutable de leur prisonnier et, bien
qu’ils fussent parfaitement résolus à obéir aux ordres reçus, bien
qu’ils eussent pleine confiance dans leur propre force, ils étaient
de tempérament pacifique et ne tenaient pas autrement à éprouver à
leurs dépens, peut-être, la vigueur de celui qu’ils avaient mission
de garder.
– À la bonne heure, mon gentilhomme, fit joyeusement frère
Bautista, vous voilà raisonnable. Et par saint Baptiste, mon vénéré
patron, vous verrez que vous ne regretterez pas de faire
connaissance avec le réfectoire où nous vous conduisons !
– Allons donc, mon révérend, puisque, aussi bien, c’est
l’ordre, comme dit si élégamment votre digne frère. Mais je vous
préviens : cette fois-ci, pas plus que les autres, vous ne
réussirez pas à me faire absorber la moindre nourriture.
Les deux moines firent la grimace. Ils échangèrent un coup d’œil
inquiet, tandis que leur front se rembrunissait.
– Bah ! fit frère Bautista, allons toujours. Nous
verrons bien si vous aurez l’affreux courage de vous dérober devant
les délices de la table qui vous attend.
Dans le couloir, ils trouvèrent une escorte de six moines
robustes qui entourèrent le chevalier et le conduisirent jusqu’à la
porte du réfectoire, située dans le même couloir.
L’escorte resta dehors, et Pardaillan pénétra avec ses deux
gardiens ordinaires. Derrière lui, il entendit grincer les verrous.
Il jeta autour de lui ce regard investigateur qui embrassait d’un
seul coup jusqu’aux moindres détails et demeura tout émerveillé
devant le spectacle réjouissant qui s’offrait à ses yeux.
La
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