Les amours du Chico
une collation et un
souper.
Cinq fois dans la même journée, il eut à résister à l’abominable
tentation d’une table qui se faisait de plus en plus recherchée, de
plus en plus abondante et délicate, de plus en plus chargée des
crus les plus rares et les plus renommés.
Le troisième jour, Pardaillan, la gorge sèche, la tête en feu,
sentant ses jambes se dérober sous lui, se disait pour se donner du
courage :
– Plus que ce jour à passer. Par Pilate ! il se passera
comme les deux autres ! Et après ?… Bah ! nous
verrons bien. Arrive qu’arrive ?
Il cherchait toujours un moyen de s’évader. Il ne trouvait rien.
Et maintenant, peut-être par suite de la faiblesse qu’il éprouvait
et qui le privait d’une partie de ses moyens, maintenant il en
arrivait à compter sur le Chico, à espérer que peut-être il
réussirait à le tirer de là, et il passait la plus grande partie de
son temps à guetter par la fenêtre, espérant toujours apercevoir la
fine silhouette du petit homme, espérant recevoir un nouveau billet
de lui. Mais le Chico ne se montra pas, ne donna pas signe de
vie.
Ce jour-là, ses deux gardiens se montrèrent particulièrement
affectés de son obstination à refuser toute nourriture. Jusqu’au
jour de la visite de d’Espinosa, ces deux moines avaient gardé un
silence si scrupuleux qu’il eût pu les croire muets.
À date de la visite de leur chef suprême, ils se montrèrent
aussi bavards qu’ils avaient été muets jusque là. Et comme leur
grande préoccupation était de voir que le prisonnier confié à leurs
soins ne voulait rien prendre, les dignes révérends n’ouvraient la
bouche que pour parler mangeaille et beuverie.
L’un recommandait particulièrement tel plat, dont il donnait la
recette, l’autre prônait tel entremets sucré, délicieux, disait-il,
à s’en lécher les doigts.
Quelquefois, ils se trouvaient en désaccord complet au sujet des
mérites de tel cru ou de tel mets. Alors ils discutaient
véhémentement et s’emballaient au point de se dire les choses les
plus désobligeantes du monde, et ils se couvraient mutuellement
d’injures, d’anathèmes et d’imprécations. Pour un peu ils en
fussent venus aux mains. Et comme ni l’un ni l’autre ne voulait en
démordre, il arrivait qu’au repas qui suivait, le plat où le vin,
cause de cette dispute violente, figurait sur la table et les deux
moines recommençaient à se chamailler, l’un sommant le chevalier de
goûter au mets qu’il vantait et de le déclarer exquis, l’autre
l’adjurant de n’en rien faire, jurant par la Vierge et par tous les
saints que goûter à cette pitance c’était s’exposer bénévolement à
un empoisonnement certain.
Ces disputes devant un homme qui se laissait lentement mourir de
faim avaient quelque chose de hideux et grotesque à la fois.
Pardaillan aurait pu imposer silence aux deux enragés bavards et
les prier de le laisser tranquille. Ils eussent obéi. Mais
Pardaillan était persuadé que les deux moines jouaient une
abominable comédie, pour l’amener à absorber le liquide ou
l’aliment qui contenait le poison destiné à le foudroyer.
Il était persuadé que s’il avait voulu les chasser, les moines
n’eussent tenu aucun compte de ses ordres et se fussent obstinés à
le harceler de plus belle. Dans ces conditions, il n’y avait qu’à
se résigner.
Or, Pardaillan se trompait. Les deux moines ne jouaient
nullement la comédie. Ils étaient bien sincères. C’étaient deux
pauvres diables de moines, ignorants comme… des moines, d’esprit
plutôt borné, qui ne devaient la mission de confiance dont ils
étaient chargés qu’à leur force herculéenne, qui avait été jugée
suffisante pour résister victorieusement à une entreprise du
chevalier, si la fantaisie lui avait pris de se révolter et de les
vouloir malmener.
Ce à quoi il ne pensait guère, sachant bien que les deux moines
réduits à l’impuissance, la porte n’en resterait pas moins
solidement fermée, attendu que lorsqu’ils voulaient sortir, ses
deux gardiens étaient obligés de se faire ouvrir de l’extérieur par
deux autres moines, qui attendaient patiemment dans le couloir.
Donc ces deux moines n’étaient que des comparses ignorants du drame
qui se déroulait sous leurs yeux, ne soupçonnant rien des projets
de leurs supérieurs.
On leur avait confié la garde de Pardaillan, on leur avait
ordonné d’accéder à tous ses désirs, et hormis de lui
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